Accueil > Regards > Edward Steichen

Photographie

Edward Steichen

Le nom perdu des roses

Steichen – Une épopée photographique. Exposition au Musée du Jeu de Paume – Concorde à Paris, du 9 octobre au 30 décembre 2007.

Elles s’appelaient, souvenez-vous en, Duchesse d’Auerstadt, Mme Sancy de Perebère, Mme Lauriol de Barny, ou Mme Pierre Oger, au teint de porcelaine, un des plus beaux Bourbons. Peut-être avez-vous croisé le parfum de myrrhe de Gloire des mousseux, ou encore Nuits de Young. Elles étaient tout un monde, l’ancien, celui d’avant les guerres, celui des roses.

Edward Steichen, Heavy Roses, Voulangis, France, 1914.
Épreuve au gélatino-bromure d’argent, vers 1960.
Howard Greenberg Gallery, New York
Photo © Karen Lavot-Bouscarle, avec l’aimable autorisation du Musée du Jeu de Paume – Concorde, Paris

1914 – Edward Steichen vit avec sa femme Clara et leur fille Mary à Voulangis, dans la Brie, non loin de Crécy. Il y cultive des delphiniums – nous les nommons Pieds-d’Alouette –, des bégonias, des iris, des roses... Il peint aussi beaucoup. La guerre approche de Paris. Deux jours avant l’arrivée des troupes allemandes, il quitte sa maison sise au numéro 1 de la rue du Luttin et part pour New York. Sa femme le quitte et s’en va dans le Connecticut. Avant de partir, il fait une dernière photographie : "Heavy Roses".
Il semble n’en exister que trois tirages originaux : un au gelatino-bromure d’argent et deux au palladium. Un a été donné par Steichen au Museum of Modern Art de New York. Un autre a été vendu chez Sotheby’s à New York en 2001 et serait maintenant la propriété d’un célèbre chanteur anglais. Ils auraient été réalisés dans les années 1920 à 1930.
Pour clore un monde de photographies dont les titres ressemblent aux noms des roses – Mrs Condé Nast, Eleonora Duse, Agnes E. Meyer, etc – Edward Steichen photographie une nature morte : des roses délicatement posées sur des roses, au format 8"x10". Peut-être s’agit-il de Gloire de France. Les roses sont charnues, leur poids les fait s’incliner vers le sol, sauf celle du dessus, la seule ouverte, dont les pétales se tassent par le poids de la fleur sur une autre rose. Elles sont posées en avant d’un fond très sombre, et le palladium seul rend la délicatesse des teintes transposée dans la subtilité des gris. Elles ne nous font pas face. Les roses sont detournées de notre regard. Heavy roses, les roses sont si lourdes parfois.

Steichen part rejoindre Stieglitz et la galerie 291. Il apprendra plus tard qu’un régiment de cavalerie britanique campait dans ses cultures de delphiniums. Ceux-là mêmes qu’il avait présentés à la Société Nationale d’Horticulture de France, et qui lui avait attribué la médaille d’or en 1914.
"À travers les ans, la France était devenue une seconde mère patrie pour moi". [1] Les États-Unis d’Amérique entrent en guerre. Steichen s’engage. Il sera lieutenant, spécialiste de la photographie aérienne.
Lorsque Rodin meurt, il obtient la permission de se rendre aux funérailles nationales de son ami, à Meudon. Un an après la fin du conflit, Steichen, quitte l’armée avec le grade de lieutenant-colonel. Il traverse un temps de dépression et décide de retourner dans sa maison et son jardin de Voulangis.
Alors qu’il s’est remis à peindre, il découvre, un matin, dans son atelier, une petite copie d’un de ses tableaux, avec la même palette de couleurs que celle utilisée les jours précédents. Cette copie avait été peinte par son jardinier, un paysan breton. "Elle avait le charme, la simplicité directe de beaucoup de peintures primitives". [2] Cette découverte le bouleverse. Il appelle son jardinier et lui demande de l’aider à sortir toutes ses toiles à l’extérieur. C’est là qu’il les brûle toutes, en un feu de joie, "a bonfire", dira-t-il. Il se rendit compte que peindre ne voulait plus dire que "mettre les choses dans un cadre doré" et les transformer en "papier peint". Il se remémora la promesse qu’il avait faite, en 1900, à Alfred Stieglitz : "I will always stick to Photography !"
Une nouvelle ère commence pour lui. Celle du pictorialisme est révolue. Elle s’est achevée sur une nature morte, et c’est par des natures mortes qu’il se remet à l’ouvrage. Il part à la recherche de l’idée de volume en photographie, en conçevant un dispositif spécial de prise de vue au sein duquel il dispose des fruits : pommes et poires de son jardin. Chaque image nécessite un temps de pose qui varie de 6 à 36 heures. Cela donnera : "Pear on a plate, France 1920", "Three Pears and an Apple, France, c. 1921", "An Apple, a Boulder, a Moutain, France, c. 1921".

Transparente de Croncels, Calville blanc, Grand Alexandre...
Louise-bonne d’Avranches, Epine du mas, Duchesse d’Angoulême... Edward Steichen connaît les noms de toutes ces pommes, de toutes ces poires, et les garde par devers lui. Il nous offre l’image des choses, mais en préserve le nom. Avec ses roses, il savait l’imminence de la perte. Le nom des choses n’allait plus être. Il allait faire de la photographie publicitaire : il allait faire vendre des vedettes de cinéma, des lunettes, des robes, des hommes politiques et des banquiers... des appareils photographiques et des films.

Les roses se sont détournées de notre regard et les noms sont peut-être perdus.

Arthur Kopel


[1Edward Steichen, A Life in Photography, n.p., Double Day, New York, 1963.

[2Edward Steichen, op.cit.