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Entretien – Musique

Marcel Landowski

Rencontre

Entretien inédit avec le compositeur Marcel Landowski (1915-1999), réalisé par Arthur Kopel le 27 février 1988, à l’occasion de la création mondiale de son opéra La Vieille Maison.

Arthur Kopel — Dans votre opéra Le Ventriloque, vous évoquez le rapport du créateur à sa créature, à la liberté qui peut exister entre l’un et l’autre. Vous posez enfin le problème du double. Pourriez-vous ré-évoquer cette œuvre et le mouvement qui vous a dirigé vers cette évocation ?

Marcel Landowski — J’ai toujours été angoissé par le fait du besoin d’absolu dans l’amour, et par le fait que, quand l’amour est réalisé, quand on vit ensemble, quand les choses se font... il y a la peur - ne pas être sûr que ce soit vraiment l’Absolu. Comme il n’y a pas d’absolu dans la vie, que tout est dans le mystère, j’ai alors toujours inventé un certain nombre d’aventures où le héros, presque comme une obligation d’auto-destruction, préfère refuser l’amour, tellement il a peur d’être déçu. Dans le cas du Ventriloque, un homme de cirque qui faisait un numéro merveilleux avec une danseuse, a, peu à peu, peur d’être déçu. Il a peur que ça ne soit pas vraiment. Alors, devant cette angoisse, il est sûr qu’il ne se trompera pas avec la poupée qu’il a inventée. Mais elle a un côté diabolique dans la mesure où elle se moque de tout. Au fond de lui-même, cette moquerie, c’est l’angoisse de l’absolu.

Marcel Landowski
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A. K. — Le mystique arrive à la vision, à l’image de Dieu et dans le même temps, son regard est aussi celui de Dieu, dans une sorte de double réunifié. Quel lien pouvez-vous établir entre la mystique et l’expérience musicale ?

M. L. — Je ne suis pas d’obédience d’une religion précise. Je crois que rien ne commence et que rien ne finit. Après avoir lu un livre qui s’appelle Les Trois premières minutes de l’univers, je me suis posé une question : on dit que le Big Bang est le début du monde. On sait que c’est le début de l’Univers. Une seconde après le Big Bang, c’est la science, et une seconde avant c’est quoi ? C’est la seule réponse que je puisse donner. Je crois profondément en un monde spirituel que notre raison ne connaîtra pas, et que la musique peut nous faire approcher... peut-être.

A. K. — Vous paraît-il possible de concevoir, à la manière de Georges Bataille, une mystique sans Dieu ?

M. L. — Oui, sans dieu personnalisé, oui... tout à fait.

A. K. — Pour votre symphonie Jean de la Peur, vous avez écrit, pour chaque mouvement, une phrase en forme de thème.
Premier mouvement : « Car elle naquît des mystères du monde de la Peur qui se dressa et regarda Jean. »
Deuxième mouvement : « Et Jean pensa détruire la peur en tuant les mystères. »
Troisième mouvement : « Mais lentement une autre peur se leva, et cette peur là le regardait du dedans. »
Enfin, en exergue, en dédicace... de cette symphonie, vous avez inscrit une phrase de Luc Dietrich extraite du Dialogue de l’amitié avec Lanza del Vasto...

M. L. — ...« Celui qui est si petit qu’il ne conçoit même pas la crainte, restera à jamais dans la gaine de sa petitesse ».

A. K. — Que représente cette interrogation de la peur, ou face à elle ?

M. L. - J’ai voulu brosser, c’est peut-être un peu naïf, en trois mouvements d’une symphonie, d’abord l’angoisse de l’homme primitif qui a peur des bêtes sauvages, du tonnerre, de l’inconnu du fleuve ou de la forêt. C’est la peur ancestrale. Le deuxième mouvement, fugato, très écrit, un peu sophistiqué, représente la croyance que Jean va découvrir les choses, que l’homme sait tout, qu’il est donc maître de sa vie, maître du monde. Le troisième mouvement va plus loin. Jean s’aperçoit qu’il y a une autre angoisse, c’est celle de l’éternel, celle du mystère. Ce n’est plus celui du tonnerre, de la forêt, c’est le mystère de la vie et du monde.

A. K. — Vos Trois révérences à la mort pour soprano et piano sur des poèmes de Rabindranath Tagore, semblent une autre approche face à cette peur...

M. L. — Ce sont trois mélodies que j’ai écrites il y a très longtemps. Elles sont le reflet d’un certain romantisme... Tagore domine la peur de la mort, c’est pourquoi j’ai choisi ces poèmes. Mais il ne faut pas attacher une importance considérable à ce que j’ai écrit, dans cette musique.

A. K. — Le Rire de Nils Halérius est placé sous le signe de l’hindouisme avec cet extrait des Isha Upanishad  : « Sans soleil sont ces mondes où, partis d’ici, vont ceux qui assassinent leur âme ». A la fin de cet opéra, Nils Halérius errera dans l’infini et dans l’éternité, à la recherche de son anéantissement.

M. L. — Le titre est un peu une caricature : Halérius, c’est pour moi Valéry, le côté très rationaliste du poète et du philosophe au fond assez sec et sceptique qui se moque de tout. Je crois que ce n’est pas exagérer Valéry en disant - avec son immense talent - qu’il y avait un côté un peu sarcastique chez lui et finalement froid.
L’idée maîtresse, c’est un philosophe qui a décidé de rire de sa mort, pour montrer qu’il est un esprit fort... Effectivement il rit de sa mort, il voit le monde et les hommes en caricature. Tout est ridicule ici : c’est le deuxième acte de l’opéra qui voit le grotesque du monde, les échanges des couples, un vieux violoniste virtuose qui se fait battre par un enfant prodige, les gens qui courent après l’or, la justice bafouée... Et enfin, tous emportés par le temps inexorable... Et puis, il meurt. Et rien n’est fini. C’est le troisième acte auquel vous faisiez allusion et qui est effectivement paraphrasé des Isha Upanishad qui veut dire que finalement ceux qui ne croient pas, ceux qui ne vivent pas dans l’éternel... — oui, dans l’éternel ! — manquent la raison profonde de leur vie.

A. K. — Au sujet de l’opéra, vous avez dit que la musique doit habiter le mot. Pouvez-vous parler de votre conception de l’opéra, de sa situation actuelle, et de ce rapport à la langue ?

M. L. — Je crois que l’opéra, le verbe mis en musique, une histoire, des situations dramatiques mises en musique, n’ont de sens que dans la mesure où la situation et où les mots gagnent en puissance d’émotion et en rapprochement, toujours, de l’éternité - pour moi de la sensibilité... sacrée - par la musique. La musique peut apporter au verbe, à la situation dramatique, un plus que le rationnel ne peut pas donner.

A. K. — Au cours d’un entretien [1], vous avez évoqué la désertion du public face à la musique contemporaine, en l’expliquant par une absence de langage musical. Vous citiez à ce sujet une phrase de Claude Levy-Strauss, extraite de son livre Le cru et le cuit :
« Le système d’intervalle fournit à la musique un premier niveau d’articulation en fonction non pas des hauteurs relatives, mais des rapports hiérarchiques qui apparaissent entre les notes de la gamme : ainsi leur distinction en fondamentale, tonique, sensible et dominante, expriment des rapports que les systèmes polytonal et atonal enchevêtrent, mais ne détruisent pas ».
Pouvez-vous préciser cet aspect, et donner une introduction à ce que vous pensez être la situation actuelle de la musique ?

M. L. — En fait, c’est un problème de société. Pour résumer, je ne crois pas qu’on invente jamais un langage, je crois qu’on le découvre peu à peu. Je ne crois pas qu’on invente son originalité par volonté, mais que l’on est ou que l’on n’est pas original. Je pense que le drame d’une certaine musique contemporaine - je fais exprès de dire : « une certaine » - et de l’incompréhension dont elle est accablée par l’immense majorité du public, vient du fait que l’orgueil de quelques compositeurs les a conduit à tenter d’imposer une rupture complète avec le langage des siècles et même des millénaires. Certains ont voulu couper les racines. Ces racines ayant été coupées - c’est à dire, ce qu’a dit Levy-Strauss - quelque liberté que l’on puisse avoir dans l’écriture, si l’on nie qu’il faille des racines pour avoir un arbre qui donne des fleurs et des fruits... fait que là, jamais, il n’y aura d’auditeurs. On ne sera jamais compris. On est à côté de la vie. Je crois que c’est au fond le drame d’aujourd’hui et de ceux qui, après s’être jetés à corps perdu dans l’organisation sérielle l’ont ensuite abandonnée pour se jeter à corps perdu dans la musique dite aléatoire. Le carcan est une démission, la liberté totale en est une autre. Aujourd’hui, certains d’entre eux se jettent également à corps perdu dans la machinerie électronique... qui n’a jamais donnée d’idée en soi. Ce sont naturellement des éléments nouveaux - je me sers moi-même du synthétiseur, des Ondes Martenot, de tout ce que les scientifiques pourront découvrir - mais le matériau, la machine, ne donneront jamais d’idées. La seule manière d’avoir des idées c’est avec son cœur, et mon expérience de prendre courageusement et simplement son crayon et sa gomme. C’est sûrement ce qu’il y a de plus difficile.


[1Dialogue avec J. Douchin, in La Revue musicale, numéro triple 372-373-374, Paris, 1984.