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Entretien – Photographie

Alain Desvergnes

Les nénuphars et l’imaginaire

Entretien avec Alain Desvergnes, réalisé à Étel par Arthur Kopel, le 20 septembre 2009, à l’invitation d’Hélène Jagot, conservatrice du Musée de La Roche-sur-Yon, pour le livre "Paysages de Portraits, Portraits de Paysage", catalogue de l’exposition éponyme, aux éditions Diaphane.

Arthur Kopel - Dans un article publié par la revue Inframince, intitulé Je regarde toujours à l’extérieur, vous dites que la pratique moderne de l’image
est une ascèse susceptible de se changer en réflexion. Y aurait-il une pratique moderne de la photographie ?

Alain Desvergnes - La photographie portera très longtemps ce boulet. C’est le nom que Willy Ronis donnait à sa photographie célèbre intitulée Le Nu provençal. « C’est mon boulet » disait-il. On y voit un portrait de sa femme, une journée de printemps, en train de faire sa toilette. Il ne s’en plaignait pas : « c’était sa femme et elle était adorable ». La photographie portera toujours le boulet d’être en même temps, un art légitime et un art illégitime car il est pratiqué par tous, sans préparation. La pratique de la camera s’apprend en une heure, moins même maintenant avec l’automatisme ravageur des appareils numériques. La photographie n’est pas seulement un moyen de transmission du savoir, elle est aussi un moyen de réflexion sur ce savoir dans la mesure où elle permet de poser des questions, ce qui est le propre de la démarche philosophique. Qui dit "questions" suppose au moins des ébauches de réponses. La philosophie, prudente, ne le fait pas toujours mais la photographie en met effrontément les préalables sur papier. Il est difficile de faire comprendre que l’on peut maîtriser la photographie en tant que moyen de réactions primesautières face au réel, dans la mesure où la première photo est toujours donnée, sublime... alors que pour la deuxième, et les autres, c’est une autre histoire.

Cocteau disait : « Si les photographies réfléchissaient deux fois, elles ne nous renverraient pas notre image ». C’est dit de façon cavalière mais c’est tout à fait ça : quand on prend son portrait ou ceux des autres, on découvre tout de suite la vérité de cette réserve poétique puisqu’on est (presque) toujours déçu par le retour. Malgré sa vitesse de réaction apparente, la photographie exige de savoir piocher, de vouloir creuser sur la réflexion de cette « réflection ». La grande multitude de nos contemporains prend des photos des grands moments de leur vie pour remplir les albums de famille. Ces derniers représentent environ 95% de toutes les photographies prises et montrées dans le monde. Il y a trente ans, on comptait environ 14 millions de photographies prises par an. Depuis l’avènement du numérique, le nombre de photographies serait monté à 200 millions ce qui est colossal (sans que le coût des matériaux ait été diminué en conséquence...). La phrase très à la mode aujourd’hui consiste à ne pas se prendre la tête, c’est-à-dire à ne pas réfléchir. La réflexion pose problème en effet, pourtant on ne parle pas de réflexion à propos de la musique, de la sculpture, de la danse parce qu’on suppose qu’il y en a une ou alors on ne se pose même pas le problème car ce sont des arts légitimes. Pour l’art visuel en général et la photographie en particulier, art illégitime s’il en est, le commun des mortels refuse de se prendre la tête, il ne sait prendre que sa camera et ce qui est en face ! Or la photographie qui m’intéresse, celle qui reste finalement en dehors des albums de famille que l’on empile, c’est la photographie qui pose problème, parce qu’elle ne se donne pas, elle cherche ; elle ne suit pas les rails, elle ne rentre pas dans les ornières tracées à l’avance. On lui donne aujourd’hui le nom de « formatage ».

En France la photographie dite « humaniste » a joué un grand rôle avant et surtout après la seconde guerre mondiale. À sa mort, on a dit de Willy Ronis qu’il était le dernier grand photographe humaniste (ce qui n’est pas très charitable pour le petit nombre de ceux qui sont encore en vie). Pour beaucoup l’étiquette humaniste est la panacée. On peut dire : « Ah, c’est un humaniste ? Alors je comprends mieux ». Sous-entendu : on vient de me donner un mode de lecture, un paire de lunettes roses, bleues ou vertes et grâce à elles, je peux mieux voir, c’est-à-dire comprendre... Comme s’il y avait quelque chose à comprendre ! Paraphrasant Léonard de Vinci, quand il parlait de la peinture, la photographie est, elle aussi, une cosa mentale.

Alain Desvergnes
© Arthur Kopel 2009

A. K. - Quelle est cette ascèse dont vous parliez ?

A. Des. - Réfléchir c’est aussi se dépouiller, faire le vide. Je ne pense pas qu’il y ait un seul artiste qui ne soit pas constamment, à un moment ou à un autre de son parcours, occupé à faire le vide. Betty Hahn, photographe américaine de l’Arizona, m’a dit un jour : « Tu sais, la photographie c’est plus difficile que la peinture parce qu’un peintre part d’un tube qu’il peut presser pendant dix ans, patiemment, avant de finir une série ». La pratique de la peinture est faite de lenteur, de retouches... En photographie, c’est au 1/40e de seconde que l’on presse le tube. Après, il faut faire le vide. Très vite, d’une manière ou d’une autre, le photographe est obligé de devenir un ascète. Il est obligé d’oublier ce qu’il sait, le mettre de côté, s’asseoir dessus, éventuellement le jeter, sans pourtant le perdre car ce qui s’est passé est encore là : la vision du monde ne se met pas « à la poubelle » comme l’ordinateur le propose si généreusement. La vision du monde qu’on enregistre demeure ; elle ne s’efface jamais complètement dans le disque dur de notre moi intime. Pourquoi cela est-il différent pour les autres activités créatives ? Qu’il travaille une masse de plusieurs tonnes ou seulement quelques fils de fer, le sculpteur a pour lui un temps de longue maturation qui lui est bénéfique. C’est la même chose pour le scientifique qui cherche une molécule. Au bout de cinq ou dix ans, quand il s’aperçoit qu’il a frappé un mur, que ses idées premières ne le mènent nulle part, il baisse le rideau et travaille sur un autre projet.

Pour le photographe tout se passe à la vitesse de l’obturateur, terme de robinetterie qui permet de régler une conduite ! Le photographe doit sans cesse étalonner, remettre à zéro, c’est-à-dire accepter de se cogner aux murs. Il part d’abord sur une trace. La première est toujours fantastique car il y a toujours quelque chose que l’on porte en soi et que l’on veut faire sortir. Mais que fait-on lors de la deuxième étape ? Va-t-on se copier soi-même ? Le photographe doit trouver un deuxième fil, et puis un troisième... ou alors il abandonne. Il n’y a pas beaucoup de Margaret Mitchell, cette auteure de Autant en emporte le vent qui s’est contentée de n’écrire qu’un seul livre. Son livre eut un gros succès et tout naturellement on lui a demandé la suite ou une redite... Margaret Mitchell a répondu non. Elle avait une seule chose à raconter. Rares et admirables sont ceux qui ont une chose à dire et s’arrêtent là. En politique, discipline phare de l’effet d’annonce, c’est pratiquement impensable.
En face de cela, il y a des artistes comme Ingmar Bergman dont on a dit que ses films tournent toujours autour du même sujet. Il s’agit toujours de la même thématique ; il creuse le même sillon, film après film, mais il le creuse différemment à chaque fois. Bergman a fait une vingtaine de films, il a toujours parlé des mêmes situations qui le travaillaient mais ses films ne sont aucunement des séquelles interchangeables.
Dans La Création poétique, en parlant des Nymphéas de Claude Monet, Charles Péguy écrivait : « Au fond, nous, tout petits, nous faisons inlassablement nos mêmes nénuphars »... On a, en effet, reproché à ce dernier d’avoir peint une soixantaine de versions différentes des Nénuphars de Giverny qui le fascinaient. Même chose pour la cathédrale de Rouen qu’il a peinte une quarantaine de fois. Il répondait qu’il voyait toujours la cathédrale de Rouen autrement, à chaque fois elle-même et pourtant différente. Si on regarde, côte-à-côte, la cathédrale et ses peintures, il s’agit bien de cathédrales nouvelles. Ce fut l’apport du cinéma à la peinture. Avant, les peintres se laissaient rarement aller à refaire une toile à l’identique plusieurs fois. Pour le cinéma c’était un jeu naturel avec les débuts du documentaire. L’influence de la photographie et son imbrication naturelle des angles de prise de vue sont plus évidentes dans le schématisme de base du Cubisme.

Si on avait donné à Eugène Delacroix un appareil photographique moderne ayant la possibilité de mitrailler, il aurait certainement été emballé. Ces spécialistes du réel et de ses métamorphoses n’auraient pas été eux-mêmes s’ils n’avaient pas réagi à l’arrivée de ces jouets iconoclastes que sont l’appareil-photo et la camera de cinéma. C’est pour cela que l’ascèse en photographie est nécessaire à un moment ou à un autre. Seul hic, il faut qu’elle s’accroche à la bonne cordée et que le photographe l’accepte.

A. K. - Dans Les Cahiers de la Photographie, vous avez écrit que l’image existe avant tout comme moyen d’initiation, en tant qu’incantatoire... qu’elle apporte des points d’appui imaginaire à la vie pratique dans la mesure où elle apporte des points d’appui pratique à la vie imaginaire. De quelle initiation s’agit-il ?

A. Des. - La photographie propose une invitation à voir par les fenêtres et dans les miroirs. Depuis l’ère industrielle, après avoir été homo viator, cet homme qui parcourait les chemins de Compostelle et d’ailleurs, est devenu un homo circulator qui se promène sur les manèges du monde. Il est plus occupé à faire des ronds, comme Le Poinçonneur des Lilas de Serge Gainsbourg. Que perd-il ? Le sens de l’imaginaire ! La mécanisation a libéré les hommes du travail pénible, mais devenu « circulateur » et non plus « coureur des routes », l’homme semble avoir perdu en chemin la curiosité du regard. Il ne marche plus pour voir mais pour aller quelque part. Quand on voit le chemin parcouru à pied par les grands bâtisseurs du Moyen Âge qui, à partir du XIIe siècle, ont passé une grande partie de leur vie à parcourir l’Europe, on est sidéré de remarquer la même marque de ces tailleurs de pierre gravée sur les murs des cathédrales comme une signature, du nord de l’Allemagne à Alcobaça au Portugal, en passant par Moissac ou Fontevrault. Ils parcouraient l’Europe pour la couvrir du « blanc manteau des Cathédrales » (Élie Faure) et ce faisant n’ont jamais oublié de mettre leurs marques sur les pierres qu’ils avaient coupées, inventant chemin faisant l’Europe sans frontières.
C’est après que les choses se sont gâtées avec les nationalismes successifs...
Au siècle des Lumières, Diderot et d’Alembert ont dit aux hommes que tout ce qu’ils savaient faire faisait partie du savoir commun. L’Encyclopédie a raconté comment s’y prendre pour aller plus vite et mieux. Ce n’est pas un traité scientifique, c’est un traité d’humanisme sous forme de curiosités proposant de nouvelles manières de s’y prendre, loin des préjugés.
Dans cet esprit, la photographie est arrivée juste au moment où elle était nécessaire. Les sociologues l’appellent : esprit de convergence. Certes, les esprits curieux de la Renaissance, après avoir inventé la camera lucida pour maîtriser la perspective, auraient pu la découvrir. Il n’y avait pourtant pas grand chose à ajouter - d’où le grand mérite de Nicéphore Niépce - pour ajouter un fond de tain qui attrape l’image au vol avant d’être fixée. Inventer la camera lucida semblait plus difficile que se servir, dans la camera obscura, des sels d’argents qui prennent la lumière sans effort. Mais cela a pris trois siècles.
Il semblerait que la photographie soit arrivée au moment où la mécanisation industrielle du monde sentait le besoin d’un miroir insolent capable de faire des constats difficilement discutables. Cette boîte à constats a été officiellement « sponsorisée » en 1839 par le Ministre François Arago qui, généreusement, offrit au monde l’invention de la photographie, avant d’abolir l’esclavage. Pertinent cousinage s’il en est.

Ma grand-mère, née dix ans avant la guerre de 1870, développait elle-même ses plaques de verre dans une cuvette et avec une lampe pigeon inactinique que j’ai encore. En fait, la photographie a continué l’ambition de la Renaissance : tout voir pour tout comprendre, en prenant du recul puisqu’elle avait les moyens de tout mettre en perspective. J’ai admiré à ce sujet le travail du photographe Arthur Batut qui, en 1861, à Labruguière, a placé son appareil photographique sur un cerf-volant. Il a eu cette idée à quarante kilomètres du point d’ancrage du satellite SPOT qui tourne autour de la terre pour en faire, aujourd’hui, une cartographie photographique complète. Il avait compris que la photographie devait savoir prendre de la hauteur. Les hommes de la Renaissance, en mettant la peinture en perspective, ont changé notre regard. La photographie a continué cette quête de réflexion tous azimuts.

Mes grands Parents - Périgord, 1943
Photographie © Alain Desvergnes

A. K. - Tout à l’heure, vous m’avez montré votre première photographie, pourriez-vous en faire la description ?

A. Des. - Cela s’est passé en 1943, pendant l’occupation allemande. J’avais onze ans. C’était une période noire de ma jeunesse où, de huit à dix-huit ans, j’ai vécu les épreuves multiples de la guerre. On mourait de faim dans le collège où j’étais pensionnaire et cela a continué dans les années suivant la libération. Un jour, pendant l’occupation, nous sommes partis en voiture à cheval - seul moyen de locomotion légal - pour aller voir mes grand-parents. Ce n’était pas sans risque car on pouvait se faire arrêter par les Allemands ou par le maquis, pour des raisons différentes. Arrivés chez eux, j’ai pris l’appareil photo de mon père et pris une photo de mes grand-parents avant de le reposer en catimini car je n’avais pas le droit d’y toucher. J’ai cependant fait l’erreur de ne pas savoir qu’il fallait toujours avancer le film à la vue suivante. Quelques mois plus tard mon père a photographié mes sœurs, près d’une balançoire. Quand le film a été développé, il y avait la photo de mes grand-parents en surimpression avec celle de mes sœurs. Le bois, la forêt, étaient sombres car mon père avait pris la photo d’assez loin et il avait dû mal calculer la lumière, alors que, coup de chance, la mienne était bonne. Je me souvenais très bien l’avoir faite car j’avais gardé le souvenir de l’engueulade qui a suivi quand j’ai été trahi par mon négatif. Mais j’étais heureux d’avoir une image des grand-parents que j’adorais. J’ai retrouvé ce négatif à la mort de mon père. Je me suis aperçu que ce que j’avais fait là correspondait à ce que j’ai aimé faire des années après : mélanger les regards et les images, soit en les mettant en diptyque, soit en les mélangeant et les collant les uns dans les autres. J’ai commencé les collages et les surimpressions dans les années soixante. Il ne m’est pas venu à l’idée de montrer cette photo « ratée » car la photographie était alors pour moi un moyen de rassembler des moments dont je faisais des livres uniques où les images se mélangeaient avec des textes. Quand je l’ai retrouvée dans les années 1970, la photographie en question a été le déclencheur. J’avais fait bêtement une photographie mélangée, phagocytée par deux visions différentes, qui me plaisait par son ambiguïté. C’est Hubert Damisch qui m’a convaincu d’en faire quelque chose dans l’exposition.

A. K. - Dans un de vos écrits, Le Rêve et la boussole, vous parlez de cette première image, vous affirmez que la photographie n’est pas un but, mais un moment. Vous ajoutez que c’est le moment de l’incertitude. Est-ce une manière de vivre ?

A. Des. - C’est d’abord une manière de prendre conscience que tout est fluctuant. Beaucoup se méfient de cette incertitude, ils ont peur sans trop savoir, ni de quoi ni pourquoi. Pas une seule peur, mais une multitude de peurs. L’homme naît avec ça. L’apport bénéfique de la photographie est de regarder l’incertitude du moment présent, tout en offrant, à décharge, un bonus : la certitude de pouvoir le prendre au piège. Le présent est à peine touchable du doigt, il est fugitif. Pour beaucoup la vie est une course permanente. C’était évident pendant les années de guerre, c’est encore vrai aujourd’hui pour des raisons différentes mais avec, en filigrane, l’utopie salutaire du coin où il fera bon vivre et n’en pas bouger. Ce besoin de conservatisme a toujours été présent chez l’homme et presque toujours paralysant. Que veut faire le petit personnage de Spielberg nommé E.T. ? Go home !
Le bonus de la photographie est de saisir une accumulation de traces de vie où on s’aperçoit qu’au fond, les grands moments se répercutent les uns derrière les autres, créant une chaîne de solidarité entre l’incertitude d’un moment suivi par l’incertitude du suivant, ce qui du coup rend moins incertain celui qui précède. Ainsi le présent devient moins sombre. D’où le rôle de l’album de famille, cette pratique populaire et récente dans l’histoire de l’humanité, car on l’utilise comme une victoire contre l’incertitude. Par contre, quand on constate l’évolution des visages en feuilletant ces « missels » domestiques, une certaine peur s’installe en y lisant les progrès de la vieillesse synonymes de temps perdu comme s’il y avait un temps retrouvé. Les générations qui ont précédé Nicéphore Niépce ne pouvaient se souvenir ni témoigner du visage de leurs ancêtres ; il n’y avait que les gens assez riches qui faisaient faire des médaillons gravés comme une marque d’identité et les plus riches qui commandaient des portraits... Avec l’invention de la photographie tout le monde peut visualiser sa filiation, de génération en génération, mais depuis 150 ans seulement. Sans avoir attendu l’ADN, on a su, alors, qui ressemblait à qui. Pour la première fois, l’humanité peut se regarder ! L’incertitude comme la certitude viennent de là, la photographie, bonne fille, crée l’un et invente l’autre comme antidote. Aujourd’hui les photos ne sont (presque) plus dans les albums, mais sur les écrans des ordinateurs dont on connaît, hélas, la pérennité très limitée. À la fin de leur vie, et même avant, beaucoup de gens seront très déçus quand il n’y aura plus rien sur leurs écrans, quand leurs disques durs auront lâché. Les historiens seront les premiers désemparés car il est vraisemblable que notre époque, qui a eu le plus grand nombre d’archives visuelles jamais amassées dans l’histoire de l’humanité, deviendra celle qui n’en laissera que très peu aux générations suivantes, sauf pour ceux qui auront les moyens de faire des sauvegardes permanentes. Vraisemblablement, il ne restera qu’un infime pourcentage de toutes les archives emmagasinées, ce qui est hallucinant par rapport au volume qui est produit. Autrement dit, plus on veut éloigner l’incertitude en fixant des visages, des moments et des situations, plus leurs images vont nous revenir au visage avec la dégradation programmée de ces images. Mais comme le dit l’humoriste Jean-Pierre Gauffre tous les matins à France Info : « vous n’êtes pas obligé de me croire ! » On peut, en tout cas, espérer qu’un nouveau Champollion, arrière-arrière-arrière-petit-neveu de Nicéphore, trouve une parade à ce cancer annoncé des pixels pour leur trouver un nouvel alphabet viable.

A. K. - Dans une conférence que vous avez donnée en 2008 à l’Université d’Ottawa vous disiez ceci : « Photographier en temps réel est beaucoup plus qu’une manière de voir et d’arrêter le temps. C’est avant tout une manière de voir autrement pour inventer une nouvelle gestion des risques ».
La photographie aurait-elle à voir avec la prophétie ?

A. Des. - Je crois que la photographie est une grenade dont le dégoupillage est indolore mais pas inoffensif. Elle peut détruire mais son choc est souvent bénéfique. Quand je parle de risques, ce ne sont pas ceux de la photographie, ce sont ceux de la mondialisation qui se fixe sous ses objectifs. Or justement, la photographie est le moyen le plus humble, le plus simple mais le plus percutant, pour permettre de voir autrement ou d’envisager différemment notre civilisation puisqu’elle la met en conserve en faisant constamment arrêt sur l’image. Si l’on est attentif, elle permet de constater que nous sommes manifestement en train de nous diriger vers un mur, mais il n’est ni fatal ni certain que nous puissions nous fracasser contre ce mur si nous continuons à être attentifs aux images que nous prenons. La photographie fait partie de ce domaine visuel rénové par elle qui a permis, entre autres, à Einstein de découvrir l’énergie nucléaire, avec ses bons et ses mauvais côtés. Il a toujours dit que c’était « le visuel » qui l’avait mis sur la piste du principe incroyable de la relativité. C’est ce côté prophétique qui peut participer à la compréhension du chapitre suivant. Le plus grand nombre l’utilise comme un simple bloc-note de leur vie pour documenter ou pour se faire plaisir, pour faire du commerce ou pour espionner. La troupe des « vrais artistes » est réduite. Ce sont eux ces voyants qui, parce qu’ils inventent un langage, sont capables de trouver de nouvelles métaphores, ces armures sémantiques et mentales qui nous donnent la liberté de changer de braquet puisqu’elles facilitent la lecture des nouvelles formes de la vie qu’ils énoncent.

A. K. - Le vocabulaire de la photographie a changé aujourd’hui, il n’y a plus de révélation lente, plus d’image latente. Elle sort toute habillée.

A. Des. - Aujourd’hui ce qui compte c’est le disque dur. Avec l’appareil photo numérique, l’image est tellement immédiate, qu’elle ne donne plus le temps de réfléchir à ce qu’on vient de faire, c’est-à-dire, de voir. Étant de l’ordre de l’aussitôt, elle perd son mystère. Pourtant je suis enchanté par ces deux moyens parallèles de s’y prendre : l’argentique et le numérique. La magie de l’argentique venait de la lenteur, de la latence des choses. Y a-t-il un autre plaisir à aller chercher autrement une image derrière le miroir ? L’avantage du numérique, c’est le nombre et la qualité de ses encores. On n’hésite plus aujourd’hui à « faire des photos ». J’en prends beaucoup et j’en efface beaucoup, en me méfiant, car lorsque je regarde mes planches-contact vieilles de trente ans, je découvre encore des images que je n’avais pas repérées à l’époque. Une photo qu’on oblitère efface ce moment pourtant voulu. Peut-on être sûr que nous pouvons effacer ces traces d’un regard que nous avons porté ? Ma grand-mère et mon père m’auraient certainement pris pour un rêveur (ce qu’ils faisaient quand même) si je leur avais raconté ce qui allait se passer aujourd’hui... Ma grand-mère m’aurait peut-être cru car elle avait le sens du rêve or nous avons aujourd’hui les moyens de rêver afin de transfigurer le réel et c’est loin d’être fini. Or, dans la civilisation de régulations qui est la notre, il y a peu de place pour les rêveurs et les voyants. On n’aime pas trop ceux qui attaquent les idées reçues, quitte à leur offrir, sans vergogne, des médailles à titre posthume.

A. K. - Le rapport au temps a été modifié. Au XIXe la photographie se faisait à la chambre, il fallait du temps pour l’installer, pour faire la photographie. Dans le meilleur des cas c’était au collodion, la tente de laboratoire était installée juste à côté et le développement se faisait sur place. Aujourd’hui vous voyez votre photographie quasiment dans le même temps qu’elle est prise. Est-ce que cela change quelque chose dans la manière de voir ?

A. Des. - On pourrait dire à priori que l’œil de l’homme n’a pas changé depuis Lascaux. Le rapport physique entre l’œil et le cerveau reste le même, apparemment. Le rapport au temps était réel, il disparaît aujourd’hui dans un glissement. C’est ce qui le rend difficile à gérer car il doit y avoir beaucoup de pertes à cause de ce décalage. Si on lui donne le temps, on peut penser que, pour l’homme, deux décennies constitueront un laps de temps suffisant pour apprivoiser les nouveaux temps...

A. K. - Le rapport au temps est aussi dans la durée de vie de l’image...

A. Des. - La photographie a pourtant toujours eu le mérite de s’attaquer à l’éphémère mais c’est là-dessus qu’elle devra prouver sa résilience. C’est là qu’il y a inquiétude car malgré la facilité des prises de vues actuelles, il semble qu’elles aient une vie de courte durée non pas seulement physique mais mentale. Les jeunes photographes ne peuvent pas ne pas réagir face à cette compression du temps. Toutes les accélérations de l’histoire ont été problématiques et sont toujours difficiles à traverser. Est-il fatal que la durée de vie de l’image suive la nôtre sous le prétexte que notre œil est fragile ?

A. K. - Vous avez dit : « Ce que nous appelons réalité n’est autre chose qu’une certaine manière de voir le monde appelée à être la seule puisqu’elle est celle de tous. Le monde qui nous entoure est une glose, c’est à dire un système complet de perception et de langage. Or quelque soit le langage dont nous héritons, il est à la fois un outil et un piège : outil parce que grâce à lui
nous organisons notre expérience en phrases, en formes et en lumière. Un piège parce que nous constituons aussi des systèmes dont nous sommes prisonniers et qui nous empêchent de voir ». Dans ce cas, que peut faire alors la photographie ?

A. Des. - Quand la photographie est arrivée, pensez au dialogue surréaliste entre Ingres et Delacroix, il est révélateur. L’un est contre, l’autre est pour. Malheureusement Baudelaire a cru bon apporter sa pierre et s’est trompé lourdement sur l’avenir de ce médium prétentieux. Ingres et Delacroix étaient impressionnés par ce nouveau venu dans leur pré carré, sauf qu’Ingres ajoutait : « La photographie, c’est merveilleux mais il ne faut pas le dire ». Delacroix s’en est servi. Pour lui, en effet, elle impose un nouveau discours avec le réel même s’il est offert à tout le monde. Ce que les peintres mettent dix ou quinze ans à apprendre, le photographe se permet de le faire en une seconde. La nouvelle venue s’est imposée comme un moyen de donner à qui le veut un niveau d’expression correct pour une nouvelle glose au lieu d’apprendre à porter les habits confortables de la glose précédente. Le langage pictural était enseigné par les grands maîtres. Grâce à quelques procédés d’optique et de chimie élémentaires, la photographie permettait à tout le monde de faire et de penser aussi bien. Elle a ainsi poussé le domaine du visuel à se reconstruire : les peintres ne sont pas devenus pour autant photographes, mais ils sont devenus de nouveaux peintres. Au début, on s’est moqué d’eux, en disant qu’ils se contentaient de donner seulement des impressions, ces « impressionnistes ». Ce nom leur est resté !
Aujourd’hui, la photographie continue de trouver sa place dans les trouvailles de notre époque puisqu’elle a permis de miniaturiser les circuits des cartes à puces en sicilicium de nos appareils numériques fabriquée grâce à un procédé de production par photolithographie.

A. K. - Vous terminiez le texte Je suis toujours à l’extérieur par une phrase énigmatique : « Inventeurs et passeurs sont demandés aux urgences ! Car il ne s’agit pas seulement des images mais de l’âme des images ».
Qu’elle est l’âme des images ?

A. Des. - Je parlais des images style « effets d’annonce » qui ne valent que pour celui qui veut ameuter les passants. Il ne s’agit alors pas d’âme mais de paraphrases. Pour beaucoup, la photographie se limite à ça : quelque chose de compréhensible, d’achetable ou de vendable, quelque chose qui raconte une chose connue par peur de la laisser glisser vers de l’inconnu. J’entends souvent dire : il faut « se prendre la tête » pour comprendre ces photos. Je leur réponds : Au contraire, prenez-vous la tête, si vous le voyez comme ça, par contre, si c’est du connu que vous voulez, ouvrez les magazines, ils sont des portes ouvertes qui ne demandent qu’à être enfoncées. Pensez au nombre de forêts qui disparaissent parce qu’on imprime sur papier des choses archi-connues et pas toujours intéressantes. La photographie est ailleurs.
L’âme de la photographie c’est peut-être cet amoralisme tranquille qui lui permet de tricoter les jours et les nuits de nos existences, justement, pour une fois, sans se prendre la tête, afin de dépasser la raison qui sait être sourde. À l’opposé de ses doubles origines ludiques (loisir) et techniques (pixels et sels d’argent), les images ont une âme dans la mesure où elles sont latentes en nous. Il faut laisser quelquefois du temps aux bulles pour remonter à la surface si elles veulent signifier autre chose qu’elles-mêmes. C’est vrai pour tous les arts mais la photographie, elle, est présente dans tous les foyers ; c’est son côté domestique qui lui permet de réussir plus vite que les autres. Combien de fois ne voit-on rien au premier regard. Combien de fois dans une exposition ou en ouvrant un livre, on s’arrête longuement devant une photographie, devant une peinture, sans raison première. Je me souviens de la première fois où j’ai vu une sculpture de Germaine Richier et vingt ans plus tard une autre d’Ypousteguy. Je n’avais jamais rien ressenti de pareil. Pourquoi serait-ce ainsi s’il n’y a pas une certaine transcendance ?

Oxford, Mississippi, 1964.
Photographie © Alain Desvergnes

A. K. - Vous affirmiez que vous aimez photographier ce qui s’échappe, si rarement rattrapé. Peut-on rattraper quoi que ce soit avec une image ?

A. Des. - On voudrait bien pouvoir. Ce médium au bout des doigts est capable de prouesses. C’est le côté dual, aléatoire mais incroyablement ouvert de la photographie qui le permet. Dans le brouhaha artistique ambiant, par sa persistance rétinienne, elle parle d’une petite voix à notre oreille. On peut ne pas l’écouter, appuyer sur le bouton, emmagasiner des moments... et puis n’en rien faire. Combien de fois ai-je entendu lors d’une exposition quelqu’un dire : « Moi aussi je sais faire des photos comme ça ». Les font-ils ou qu’en font-ils ? Rien. Le plus souvent ces images possibles meurent aussitôt dans le regard de ceux qui les ont prises. Pourquoi a-t-on des idiosyncrasies ? Ce mot revient souvent dans les conversations outre-atlantique ; j’aime sa sonorité mi-insolente mi-sincère. Pourquoi peut-on saisir un moment, le garder, le mûrir, s’en régaler alors que d’autres nous échappent ? C’est le côté serpent de mer que la photographie interprète si bien et qui me fascine : ce qui apparaît et qui disparaît mais dont elle seule peut garder une trace. J’ai fait plusieurs centaines de milliers de photographies, quand je regarde des négatifs ou des planches contacts, il m’arrive par flashs de voir des moments que j’ai vécus mais que je n’avais pas complètement oblitérés puisqu’ils sont encore là. C’est la partie de Cache-cache ou de Balle au camp, entre nous et nos idiosyncrasies, cette signature intime de nos comportements, qui la rend si précieuse. C’est le moment où l’on pressent que nous sommes, après tout, des êtres de lumière et pas seulement de cendres. Elle est tellement étonnante cette suite innombrable de faits, d’événements qui traversent l’homme entre sa naissance et sa mort... En fait, ce qui nous échappe est peut-être ce qui nous intéresse le plus. J’aimerais faire un livre de ces échappatoires, faire des listes de ces présents si impliqués dans la photographie mais qui, à peine arrivés, sont déjà périmés. Quand on lui a posé cette question, Picasso a répondu qu’il ne savait vraiment pas d’où ça venait chez lui. Il y a tellement de phases de notre existence qui s’effacent, en grande partie parce que nous vivons dans une société de l’ordre et de la raison où l’on nous apprend à ne garder que ce qui a un sens. On l’a appelé « positivisme ». Je suis effaré de voir avec quelle facilité on peut adhérer à ce mot piège qui a donné à toute une génération des semelles de plomb. S’il y a un au-delà, peut-être saurons-nous un jour la fin de l’histoire ? Les positivistes pensent que non. Comme Picasso, je ne sais pas d’où ça vient mais si l’on veut s’orienter, je crois à l’utilité du compas. L’appareil photographique est, pour moi, une Rose des vents incomparable.

A. K. - En parlant de photographie, vous parliez de trace insignifiante, mais vous disiez qu’elle vous aidait à retrouver quelque chose derrière elle. Pourquoi cherchons-nous, tous, quelque chose derrière les images ? Les Byzantins ont fait ce travail théorique au IXe siècle, et nous sommes encore là, à chercher derrière...

A. Des. - Quand je disais insignifiant, je voulais dire par là que la plupart des photographies ne signifie rien de prime abord. À Byzance et à la Renaissance, le problème était abordé autrement. Aujourd’hui celui qui voit une image veut qu’elle communique quelque chose, au sens codé du terme. Sauf si elles sont prises par les Ponts et Chaussées, les photographies ne donnent rien de codé, alors que les gens pensent (presque) tous que la photographie communique. J’en ai fait souvent l’expérience en montrant des photographies. Je demandais ce que l’image communiquait, donc signifiait. On ne me répondait que si on reconnaissait quelqu’un ou quelque chose par son nom sans penser qu’on pouvait regarder une image pour la faire parler autrement, comme le faisaient certainement les contemporains des peintres de la grotte de Lascaux, cette « Chapelle Sixtine de notre Préhistoire » ( Malraux).
Dans la musique contemporaine, quand on est habitué aux Variations Goldberg de J.-S. Bach, les Menotti, les Pierre Schaeffer ou les John Cage sont bien déroutants. Je ne vois pas d’autre remède que de continuer à prêter l’oreille à ce qui ne nous parle pas du premier coup. On attribue à Beethoven cette belle répartie : après qu’il ait joué l’une de ses sonates au piano, une auditrice s’approche et lui demande poliment ce qu’il a voulu dire... Alors Beethoven se remet au piano et rejoue la sonate...

Lorsque les premiers photographes du XIXe siècle ont invité des peintres dans leurs laboratoires pour leur montrer ce qu’ils faisaient dans leurs cuvettes, j’aurais bien aimé être là pour écouter leurs réactions. Lorsqu’ils ont vu l’image photographique apparaître lentement au fond du révélateur, ils ont dû pousser un cri du même ton que celui de l’onde de choc qui s’est propagé aussitôt dans l’évolution de l’image, mi-admiratif, mi-réprobateur. Bach n’aurait pas été déçu si on lui avait montré un synthétiseur !

A. K. - Lors d’un colloque où était évoquée la photographie comme destruction, vous vous posiez la question de savoir si la photographie n’avait jamais été
plus libre pour avancer dans son silence dévastateur entre illusion de la trace et matérialité de l’énigme...

A. Des. - Regardons les choses autrement : les pays qui ont recouvré la liberté à la fin du XXe siècle se sont mis à penser, à construire, à voyager. La photographie a ouvert les portes à tellement d’hypothèses dans le domaine de l’appréhension du visible, dans la recherche de la trace, le questionnement des énigmes. Avec toutes les découvertes scientifiques qui se bousculent de plus en plus, je suis persuadé que votre génération ne pourra pas s’endormir. Par ses trouvailles successives à venir, grâce au pouvoir destructeur qui lui permet de faire table rase virtuellement, la photographie ne pourra que continuer à tout remettre constamment en question, grâce justement à son silence dévastateur qui l’empêche de bafouiller. Déjà le numérique est le plus grand coup de pied aux fesses offert à celui qui veut voir et transmettre autrement. Le photographe fonctionnera toujours en rupture permanente d’équilibre, à l’image de la marche à pied. C’est ce qui, entre parenthèse, rendait malheureux Henri Cartier-Bresson à la fin de sa vie à cause d’un genou qui ne lui permettait pas de joindre le geste à la parole pour aller de l’avant. Je ne connais pas de photographe qui n’ait pas marché, physiquement, visuellement et mentalement, toute sa vie. La photographie est un remède efficace contre l’arthrose et le scepticisme désenchanté.

A. K. - Vous avez une pensée de la photographie sur le terrain, mais une grande partie se fait maintenant devant un écran. La confrontation avec le réel est autre. La photographie est beaucoup plus retouchée, modifiée... Cent cinquante ans après, les gens pensent que la photographie et le réel c’est la même chose. Rien n’a changé...

A. Des. - Je crois que sur ce point, on rentre dans un tunnel, mais il ne sera pas long. Les prothèses visuelles à venir et les habitudes qu’elles imposeront sauront ouvrir des fenêtres. L’homme-photographe sera toujours en perpétuel « travelling » comme les fildeféristes.

A. K. - Vous allez présenter vos photographies, dont la plupart sont faites en Amérique, dans le Mississippi, où vous êtes parti spécialement pour rencontrer Faulkner ?

A. Des. - J’ai découvert l’œuvre de Faulkner dans la Forêt Noire où je gardais les bidons d’essence de l’Europe de l’Ouest pendant mon service militaire. Faulkner venait d’avoir le prix Nobel, alors j’ai commencé à lire. Et j’ai tout de suite décidé d’aller le voir après la quille. Proust m’avait fait découvrir les temps autrement et je venais de découvrir un écrivain qui racontait l’espace et l’Amérique autrement. J’ai alors voulu voir à quoi cela ressemblait sur le terrain. J’y suis allé et nous avons réussi à trouver un moyen d’y vivre. Nous étions au tout début des années 1960, en pleine guerre froide, et un visa était alors nécessaire. Il ne m’a été accordé qu’au bout d’un an. On devait voir un œil dubitatif sur les motifs de ce jeune Français, fatalement Gauchiste, voulant aller vivre au Mississippi. J’aurais demandé un visa pour New York ou Los Angeles, aucun souci ! Dans cet État historique du Sud profond, le problème de la ségrégation des Noirs battait son plein. Il avait commencé en 1958, à Little Rock, en Arkansas. Puis la contestation s’est lentement propagée. Quand je suis arrivé, en 1963, les églises des Noirs avaient commencé à brûler et James Meredith, était le premier étudiant noir à être accepté dans une université du Sud, celle où j’enseignais, celle où Faulkner avait étudié puis travaillé dans les chaudières du campus où il a commencé à écrire ses premiers textes sur une planche de bois. Hélas, je ne l’ai pas rencontré car il venait de mourir quand je suis arrivé.

A. K. - Pourriez-vous parler de cette photographie, prise de chez vous, à la tombée de la nuit, où l’on voit trois maisons éclairées ?

A. Des. - Elle est pour moi l’épitomé du ravissement. Quelques temps après être arrivés à Oxford, Mississippi, on a déménagé dans une maison un peu plus grande pour la naissance de notre fille. Elle était située en marge de la ville blanche, à la limite du quartier noir. Tous les soirs d’été, quand les fenêtres étaient ouvertes, on avait l’impression d’être au premier rang de la salle d’un concert donné par des Noirs qui en face de chez nous, jouaient en famille.

Fred McDowell – Red Barn – Mississippi, 1964
Photographie © Alain Desvergnes

C’était à la limite de l’indicible ou de l’in-photographiable... autrement que par cette image de quelques lumières dans la nuit noire. Je l’entends encore. Elle constitue ma bande-son préférée des longs mois de la ségrégation américaine que nous avons vécus... Pour les Sudistes blancs, dans leur grande majorité, ce fut aussi très difficile. Un trop grand nombre ne pouvait admettre que les Noirs ne restent pas « noirs », comme toujours depuis la Guerre de Sécession, sous le prétexte qu’un nouveau Président, J.-F. Kennedy, visionnaire et courageux, l’avait décidé l’année d’avant. Même aujourd’hui, 40 ans après, avec l’élection d’Obama, c’est encore difficile pour beaucoup d’entre eux. Pour Marie-Annick et moi, ces nuits étaient traversées par une musique qui sonnait comme l’hymne de la rédemption. À la fin du XIXe et au début au XXe, dans les champs de cotons, les Noirs n’ont pas cessé de psalmodier une allégresse impalpable mais qui leur tenait lieu d’espoir... Ils n’y disent pas qu’ils sont les damnés de la terre, ils disent qu’ils croient à la Jérusalem nouvelle où ils arriveront un jour. Dans leur lent et long périple chanté, on peut reconnaître trois constantes qui commencent par une constatation : Nobody knows the trouble I’ve seen... suivi d’une ouverture : I have a dream, avant de terminer par un accent de reconnaissance : Amazing Grace. Ces paroles de douleur et d’espoir sont au centre de tous les negro spirituals. La nuit, dans notre maison, quand le Blues nous arrivait porté par le vent...on se disait que rien n’était perdu. Les gens que nous rencontrions étaient surpris que nous puissions voir la culture noire comme nous le faisions, surtout quand ils me voyaient prendre autant de photographies de Noirs (ce qui a failli être dramatique).

A. K. - Cela a failli être dramatique ?

A. Des. - Oui, nous avons souvent été interpellés par la police pour ces privautés avec les couleurs de peau, tendances suspectes, légalement répréhensibles, considérées comme anti-américaines. C’était l’époque où, non loin de là, venaient de se passer les événements racistes relatés dans le film Mississippi burning. Un soir, cela a failli tourner mal lorsqu’en revenant de Memphis, jour de la fête nationale américaine, j’étais allé prendre des photographies dans une fête strictement réservée aux Noirs. Après avoir été légèrement malmenés, nous avons été libérés peu après, sans explications. Quelques temps auparavant, dans un cas similaire, un pilote français avait été mis en prison et fut retrouvé mort le lendemain matin, piqué par un serpent à sonnette... Une autre fois j’ai eu beaucoup de chance de ne pas voir ma voiture incendiée sous mes yeux, alors que j’étais en train de prendre en photo un chanteur de Blues admirable. Alors que je racontais cet épisode à l’un de mes étudiants, il s’est rappelé que son oncle, membre du K.K.K., ignorant qui j’étais, lui en avait donné l’explication, quelques temps auparavant : l’auto-collant du parking de l’université, collé sur mon pare-brise et réservé aux enseignants, avait plaidé en ma faveur.
Certes, la découverte du mode de vie américain, de ses aléas, de ses trouvailles, était notre priorité mais la plus révélatrice fut pour nous celle des Noirs, leur dénuement extérieur et leur richesse intérieure car ils savaient faire sortir des sonorités profondes, métaphysiques, alors qu’ils n’avaient eu, ni le temps ni le droit, d’acquérir des bases qui leur étaient refusées. En chantant, ils restaient debout. Faulkner a écrit sur la capacité de ses compatriotes Blancs à avoir su endurer le passage du temps qui leur était contraire depuis la guerre de Sécession contre le Nord (1860-65), mais il y incluait aussi les Noirs car il savait que on the other side of the Jordan, de l’autre côté du Jourdain il y a une rive évoquée constamment par leurs pasteurs-passeurs dont Martin Luther King fut le plus flamboyant et sur laquelle ils rêvaient d’aborder un jour. I have a dream...

A. K. - Vous mettez très souvent en parallèle la photographie et le Blues...

A. Des. - Le Blues et la photographie sont jumeaux, ils sont presque nés et n’ont pas cessé de jouer, côte à côte, dans les cours de récréation du siècle. Sans préparation ou presque, l’un et l’autre peuvent être modulés en dehors de tout académisme. Ils sont l’un comme l’autre des contre-chants du visuel et du sonore. Contre-chants et contre-champs s’y suivent et s’y répondent.
À Arles comme à Ottawa, ceux qui avaient un esprit très arrêté sur ce qui est possible ou pas, m’ont dit que la photographie ne s’enseignait pas à l’école. Je répondais toujours : « comme le Jazz ! ». Ce dernier demeurera la musique par excellence du XXe siècle. Les chanteurs de Blues et de Jazz, ceux que j’avais rencontrés à Memphis, au Mississippi et à la Nouvelle Orléans, n’avaient pas de partition car ils ne savaient pas lire la musique. À ses débuts la photographie a été créée par des gens qui n’avaient pas non plus de formation artistique et attirait particulièrement ceux qui ne savaient pas dessiner, comme Nicéphore Niépce incidemment. Comme elle, le Jazz bénéficie de la même absolution populaire de découverte sans guide et pour le seul plaisir, ce qui est toujours suspect à l’oreille et à l’œil des bien-pensants. Les sons et les images syncopées du Jazz et de la photographie n’ont pas cessé de fournir au monde des points d’appui imaginaires au cours des cent cinquante dernières années de notre histoire. De battre, la Beat Generation n’est pas prête d’arrêter.

A. K. - Vous n’avez pas rencontré physiquement Faulkner, et malgré cela, ou peut-être à cause de cela, le photographies de votre livre Yoknapatawpha font résonner son monde...

A. Des. - J’étais venu au Mississippi pour rencontrer Faulkner car après avoir lu, en 1955, le premier de ses romans (Le Bruit et la Fureur), j’ai tout de suite voulu aller voir ce pays si différent de l’Amérique que je croyais connaître et parler à son auteur. Alain Resnais m’apporte une parfaite formulation de cet attrait : quand on lui demandait pourquoi il aimait les « herbes folles », il a répondu : « parce que j’aime la réalité quand elle est un peu décalée ». Les personnages et le comté mythique de Faulkner m’avaient laissé une image d’herbes folles, cette impression d’austérité simple et sauvage qui cherche un perfectionnement spirituel tout en sachant que c’est improbable ; Faulkner ajoutait : « we endure », on résiste.

Alors qu’elle est sensée jouer dans la cour du réel, la photographie est imbattable parmi les aléas du hasard. Dans ce pays dont je parlais la langue mais dont je n’avais pas l’accent sudiste si particulier, j’ai été servi côté hasard. Mon but était de savoir plonger parmi ces personnages de romans que je croisais, auxquels je parlais et qui me répondaient souvent, probablement à cause de mon absence d’accent peu légitime qui me donnait certainement une différente couleur de peau ! Ce sont les longues phrases de Faulkner, semblables à de longues mélopées, avant d’aboutir à un lointain point à la ligne, qui m’ont mis sur la voie. « Si les choses nous rendent regard pour regard, disait Gaston Bachelard, et si elle nous paraissent indifférentes, c’est parce que nous les regardons d’une manière indifférente mais pour un œil clair, tout est miroir ». Je dois à l’empathie délirante des personnages de Faulkner et des tribulations qu’ils traversent, d’avoir un peu réussi à marcher dans leurs pas.
En 1958, Faulkner écrivait « nous acceptons l’insulte et le risque de la violence parce que nous ne voulons pas voir, sans rien dire, notre pays natal, le Sud, pas simplement le Mississippi mais le Sud tout entier, se détruire lui-même, deux fois en moins d’un siècle, à propos du problème noir ».
En moins d’une décennie, dans les années soixante, Martin Luther King, Edgar Evers ont été assassinés à Memphis et à Jackson, J.-F. Kennedy a été assassiné au Texas mais quarante ans plus tard Obama a été élu Président du pays. Faulkner serait heureux de voir que, apparemment, ses compatriotes n’ont plus peur du Noir.
Quand je me promenais dans ses romans et parcourais les terres où ses personnages allaient et venaient, c’est-à-dire dans les champs de coton, les carnavals noirs, les églises noires, les garages des Noirs (on les appelait des shade tree mechanics), j’étais comme dans une fête qui ne s’organisait pas mais ne s’arrêtait jamais, une fête où Noirs et Blancs se côtoyaient sans trop se voir.
C’est grâce à Benjy, le personnage central du Bruit et la fureur, cet idiot du village choisi pour exprimer en touches confuses les sensations qui provenaient jusqu’à son cerveau déficient, que j’ai appris à photographier les « herbes folles » sans logique particulière et dans le désordre, comme le faisait le romancier dont je lisais quelques pages tous les jours pour ne pas perdre le fil. Cela s’est fait d’une façon ininterrompue pendant trois ans, sans autre but que le plaisir de comprendre les liens de ces êtres et de ces lieux, leurs questionnements et leurs complaintes pour leur trouver des extensions visuelles.

Dans Les Moustiques, Faulkner le dit si joliment : « il est toujours difficile à un étranger de nous comprendre, nous autres Américains. Nous sommes un peuple simple, nous sommes ardents et semblables à des enfants ; il faut à la fois être l’un et l’autre pour croiser un cheval avec un alligator et savoir en utiliser le produit ».

Les images du monde se forment toujours dans l’interaction entre les images mentales que je peux avoir (ou pas) et les images extérieures que je rencontre et devant lesquelles je m’arrête (ou pas). Mes images mentales du Sud, avec leurs déroulements et leurs dérangements, étaient toutes signées Faulkner avec son pouvoir de représentation. Avec ses mots, il me parlait photographie en rendant son microcosme visible à mon regard d’étranger. J’étais venu dans les plaines du Mississippi « pour voir » ; en suivant Benjy, j’ai aussi appris à voir.

A. K. - Dans un article paru en 1985, vous aviez cette phrase : « c’est elle (la photographie) qui m’oblige a être attentif, donc à être disponible dans l’espoir peut-être de devenir bienveillant »...

A. Des. - C’est vrai que la photographie, par l’attention et la concentration de chaque instant qu’elle demande face au monde visuel, m’a toujours paru être une manière de rester civilisé. À partir du moment où l’on emmagasine dans ses boites et dans le désordre mais pas au hasard, des visages, des moments, des documents, des maisons, des paysages, des façons de faire, en présence du monde tel qu’il se présente à nous afin de mieux le déchiffrer, je ne peux pas me départir d’une certaine bienveillance pour ce spectacle, même s’il est fait de « fureur et de bruit ». La photographie est, peut-être, un vecteur naturel de l’altruisme qui lui-même est une porte ouverte à la compassion. Elle m’aide certainement à avoir une vision bienveillante de mes contemporains. Avec un appareil en main, j’ai progressivement appris à m’approcher : timidité, éducation familiale axée sur la réserve, peur de déranger ou de gêner, peur de regarder les gens en face, peur d’avoir à dire « pourquoi ? ». La photographie ne crie pas : au secours ! Elle crie : à l’aide ! C’est autrement plus efficace.

Sans la photographie, sa gymnastique évolutive et sa constante prise de recul alors qu’elle évolue dans l’urgence, je serais certainement rentré dans le rang de ceux qui ne veulent surtout pas être dupes et préfèrent être rebroussiés, comme disent les Cévenols. Être bienveillant dans un siècle qui a battu tous les records de la malfaisance n’est pas héroïque mais ce n’est pas non plus « tendance ». Mais attention, bienveillance ne veut pas dire mansuétude. Elle ne réduit nullement l’esprit de révolte au silence et n’octroie pas automatiquement oubli ou indulgence. Quand on regarde avec un œil plus facilement émerveillé que rebroussié, on se façonne une âme légère.
Il doit bien y avoir là quelque chose si j’en juge par le nombre de photographes que j’ai côtoyés et qui ont continué à « prendre » le monde avec volupté jusqu’à la fin : Ruth Bernhard, Imogen Cunningham, Lisette Model, André Kertesz, Irving Penn, Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis... tous centenaires ou presque. Je n’oublierai jamais ma visite chez Lisette Model, à New York en 1981. Elle avait déjà plus de 90 ans et semblait avoir une bienveillance naturelle, pas exempte de remords cependant. Elle s’en voulait tellement de ne pas avoir tout de suite compris ce qui allait arriver à Diane Arbus, son élève, qui était passé la voir, un soir, heureuse et sereine. C’est après qu’on lui a dit qu’un surcroît d’euphorie peut être un signal négatif. « Elle semblait si heureuse pour une fois, m’a-t-elle dit , mais j’avais du travail, je l’ai laissée repartir, je n’ai pas compris ». Le lendemain, Diane Arbus s’est suicidée. Comme Van Gogh, grâce à son art, elle avait seulement pu en repousser la date.

Francisco Arrabal, que j’avais invité pour un séminaire à Ottawa, nous a dit à sa manière : « l’image s’impose à nous avec son baroque dépouillé qui vole dans l’ambiguïté et s’enferme entre les murs d’un château intérieur pour Tentation de Saint Antoine présidée par Pinocchio... »
Si, pour inventer des images, on peut faire un pied-de-nez à Pinocchio tout en contemplant les scènes des tentations tragi-comiques qui nous entourent, on a une petite chance de résister à ses rêves et de s’y abandonner en même temps, sinon - comme le conseillait le Marquis de Sade - « il faut mieux rester dans sa chambre et casser son miroir ».


Les photographies d’Alain Desvergnes seront présentées à l’Artothèque de Vitré du 26 mars au 23 mai 2010, au Musée de la Roche sur Yon du 23 octobre 2010 au 29 janvier 2011, à la Galerie "l’Imagerie" de Lannion du 5 mars au 16 avril 2011, ainsi qu’à la Galerie "Carré Amelot", espace culturel de La Rochelle du 8 octobre au 17 décembre 2011.