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Entretien – Art Vidéo

Cécile Benoiton

Obstacle à l’horizon

Entretien avec l’artiste Cécile Benoiton, réalisé en public le 20 janvier 2010 par Arthur Kopel à l’artothèque d’Angers, à l’invitation de sa directrice Joëlle Lebailly, en exergue de la présentation de quelques une de ses vidéos et de l’acquisition de quatre d’entre elles par l’artothèque.

Obstacle à l’horizon
Art vidéo © Cécile Benoiton, 2008
Collection de l’artothèque d’Angers

Arthur Kopel — Vous avez dit un jour que vous préfériez qu’on vous raconte une vidéo plutôt que de la regarder... Pourriez-vous nous expliquer ce paradoxe ?

Cécile Benoiton — J’ai dit cela en réfléchissant à la façon dont s’initialise mon processus de création.
Un jour une personne m’a raconté une vidéo que je n’avais pas pu voir. Les mots plutôt que les images, le récit dit, ont été immédiatement sources d’images et d’actions à filmer. Les mots élargissaient le champ d’exploration, de possibles, de pistes de réalisation. Je suis peut-être trop fascinée par les images. Je démarre le plus souvent à partir d’un mot, d’une sensation. Il me faut être « aveugle » à toute image vue. Je suis très intéressée par les vidéos d’autres artistes, mais il m’est difficile de réinvestir leurs images.

A. K. — Dans votre travail, vous explorez le "territoire du quotidien" ainsi que vous le dites. Pourquoi cet attrait vers les petites choses ?

C. B. — C’est moins compliqué. Si je partais de terrains beaucoup plus
complexes, de choses très spécifiques, cela ne parlerait pas forcément à tout le monde, contrairement aux petites choses qui font partie, justement, d’un terrain familier, commun, banal. Après, ça dérive, ça déborde. Cela me permet d’arriver à cela : créer des accidents, des ruptures.
Une scène dans la rue, j’y ai pensé. J’observe souvent ce qui se passe autour de moi, et parfois, par miracle, on assiste à des surprises. C’est soudain. Mais du coup trop instantané, trop direct. J’ai besoin de me réapproprier les choses, qu’elle soient manipulables. Il me semble que si je partais d’une scène extérieure qui comporterait déjà des éléments surprenants, je ne ferais que de la restitution ou du trucage, ça ne m’intéresse pas. C’est la transformation possible de sens, de matière, qui me capte. Les objets simples n’ont pas d’histoire : les faire sortir de l’anonymat d’un évier par exemple pour les mettre en scène dans un autre contexte est plus attrayant.

A. K. — Mis à part Flamenco et Déferlante, toutes vos œuvres n’ont pas de bande son... À part Beurre et Cocotte toutes vos œuvres n’ont pas de couleur... et toutes sont confinées dans des durées très brèves. A quoi cela tient-il ?

C. B. — D’une exigence d’équilibre. Cela tient au fait que quand je travaille, je fonctionne par immersion. J’ai à disposition un patchwork de choses qui se superposent... J’élimine tout ce que je peux afin de trouver ce qui reste de dense et d’intense dans peu de chose. C’est pour cela que j’utilise le noir et blanc. La couleur peut perturber la lisibilité de l’image. Pour le son, c’est la même chose. Quand je regarde un film, je trouve souvent compliqué d’être à 100 % dans l’image, à 100 % dans l’écoute, et à 100% dans la lecture des sous-titres ou des textes quand il y en a. Le fait de fragmenter me permet d’aller au plus près de ce que je cherche, sans savoir quoi parfois. En ce qui concerne la durée, c’est à chaque fois un temps qui n’est pas identique, c’est un temps que je pense intuitivement suffisant pour que ce soit intéressant, pour que ça ne bascule pas dans l’ennui.

A. K. — Vous utilisez des moyens modernes et vous présentez des séquences qui rappellent étrangement les début du cinéma, à l’époque où il n’y avait pas encore la couleur, pas encore le son, et court parce que les films étaient ainsi, comme les premiers films des Frères Lumière...

C. B. — Comme Georges Méliès aussi. Je me sens proche de cela. Je suis captivée par les films de Charles Chaplin et Buster Keaton... Et si je travaille ainsi, ce n’est pas par nostalgie, c’est parce qu’il y a là quelque chose d’authentique, de drôle, d’absurde quelquefois, qui émerge par des moyens modestes. Cela va à l’encontre de la sophistication mais cela a plus d’effet.

A. K. — Vous utilisez souvent des aliments de base, le lait, la farine... dans un temps très court, avec des gestes qui leur font violence...

C. B. — Le lait et la farine sont des matières premières transformables et de surcroît, blanches. Cela met en exergue les noirs. C’est une histoire de contraste entre l’avant, l’après. Il est question de temps, le temps de l’évolution et de la révolution. Le temps très court rassemble et accentue la tension et la densité. Quant à la violence, je la revendique, mais il ne s’agit pas d’une violence agressive, c’est une violence qui vient perturber l’image... Une explosion contenue.

A. K. — Obstacle à l’horizon m’est une énigme : le tour de cou, qui n’en est pas un, me permet de rentrer dans cette scène en me faisant penser à l’Olympia de Manet... Mais cet horizon vous le tracez en arrière de vous ! Alors que chacun tente de le mettre en face de lui, vous le griffez derrière, et il vous tranche le cou. Et là où pour moi c’est terrible, vous dites avec force qu’une femme est un obstacle à l’horizon...

C. B. — Il aurait pu y avoir un homme, à la place...

A.K. - Oui mais, en l’occurrence, c’est bien une femme, c’est vous.

C. B. — Chacun a son niveau de lecture, voit ce qu’il a envie de voir... Il y avait quelque chose d’assez violent quand j’ai réalisé cette vidéo. Je ne l’ai pas préméditée. Elle s’est faite de manière intuitive, à la suite d’autres vidéos. Je n’ai pas réfléchi. Ce qui me traversait était une certaine idée de la violence, et l’affirmation d’une posture déterminée. Passer sur mon cou, en dessinant une ligne qui ne soit pas uniquement liée à l’espace de mon corps, mais s’étende au-delà. Cela soulève la question de la perception du corps dans l’espace réel et dessiné. Qui, ou quoi, est où ? Je viens déranger physiquement cette ligne ou bien le contraire. Je ne pense pas que mon propos soit qu’une femme puisse être un obstacle à l’horizon... C’est trop littéral. Je tourne mes séquences et parfois des choses m’échappent. Plusieurs strates se révèlent par la juxtaposition du dessin, d’un espace qui n’est pas celui du dessin, et du corps qui ne devrait pas être sur ce dessin. C’est un problème de point de vue.

A. K. — Dans Le Chercheur d’or, vous êtes partie de Le Clézio, et d’une phrase imagée : "s’en mettre plein les poches"... La réussite visuelle est certaine, mais c’est une énigme quand à l’interprétation. Je pense à L’Origine de la voie lactée du Tintoret, mais je n’arrive pas à penser cette scène, juste à la voir et à la revoir, comme lorsque l’on est fasciné...

C. B. — Le livre de Le Clézio m’a fourni la sensation ; la phrase « s’en mettre plein les poches », l’image à construire. Les lapsus, les quiproquos, les non-dits, les silences m’apparaissent comme des trésors. Ils révèlent sans en avoir l’air. C’est ce qui se passe dans cette vidéo. Comme le révélateur en photographie ou en radiographie. Il y a également l’oscillation entre apparition et disparition. Et la question de ce qui est vain.

A. K. — Dans Espace dégagé il semble que le battement du temps dépoussière le regard...

C. B. — Le temps est très présent dans mon travail, et dans cette vidéo
notamment parce qu’il est étiré, en même temps qu’il fait du sur place. Ce temps me permet de dégager un espace. En cadrant serré, j’extrais de manière précise un fragment d’un flux de gestes et d’actions. C’est presque chirurgical. Le fait de mettre ce geste simple en évidence, étire et passe à la loupe ce qui passerait inaperçu. Je reste ainsi dans la densité.

A. K. — Dans Beurre vous transformez une matière alimentaire en matière picturale, en touche de peinture sur une improbable toile (vue par la tranche) que serait une tartine...

C. B. — Cela m’a échappé. Au départ, mon idée était de filmer une action absurde, un débordement. L’aspect pictural, je ne l’ai remarqué qu’à la fin. Je ne savais pas ce qui allait advenir contrairement à certaines vidéos où je sais très bien comment cela va se passer, du début à la fin.

A. K. — L’univers de vos oeuvres est plutôt féminin. Cet univers, vous vous acharnez à le railler, le détruire... L’acmé en est Pise où, au delà du superbe écroulement, c’est la féminité qui tombe. On pourrait parler de Cocotte... et tant d’autres. Il est chez vous comme une rage bien dissimulée où, avec un regard acéré, vous détruisez par l’image, l’image de la femme, telle que les hommes - mais aussi les femmes - ont créée.

C. B. — C’est juste... Ceci dit, il est vrai que c’est féminin, parce que je suis une femme. Mais je ne me pose pas la question de savoir si la féminité a un intérêt. Je ne suis pas dans un propos de dénonciation, et je ne revendique pas une posture féministe. Je vois bien que j’utilise des objets féminins. Cela me perturbe parce que je ne voudrais pas rester trop ancrée dans cet univers. Mon objectif est d’évoquer l’humain.

A. K. — Il y a une vidéo où vous nettoyez une feuille de magazine, qui représente une belle femme, jusqu’à la désagrégation. Sans en avoir l’air vous faites quand même le procès de l’image de la femme...

C. B. — Sans doute ai-je cette volonté de lutter contre certaines caricatures... mais ce n’est pas la seule. En ce qui concerne cette vidéo précisément, ce qui m’a d’abord « appelé » c’était la surface lisse du papier, la texture, la perfection de la matière et de l’image et en même temps une certaine sobriété. Dans une volonté de transformation, de transfiguration, de recherche, j’ai gratté la surface en me focalisant sur l’idée saugrenue de nettoyer une feuille de papier comme action décalée. Puis la deuxième image après nettoyage est apparue. L’idée n’était pas de détruire ou d’abimer mais de transformer pour mettre à nu la partie immergée de l’iceberg.


Cet entretien avec la vidéaste Cécile Benoiton, a été réalisé en public le 20 janvier 2010 par Arthur Kopel à l’artothèque d’Angers, à l’invitation de sa directrice Joëlle Lebailly, en exergue de la présentation de quelques une de ses vidéos et de l’acquisition de quatre d’entre elles par l’artothèque.