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≡ Entretien - Littérature![]() 26 novembre 2007 Hanne Ørstavik
Entretien avec Hanne Ørstavik, née en 1969 dans le Finnmark, la partie la plus septentrionale de la Norvège. En 2004, après plusieurs romans et nouvelles, elle y reçoit le prestigieux Brageprisen, pour son livre Presten, « La Pasteure ». Liv, une jeune femme pasteure de 35 ans, vit depuis un an dans une petite ville du Grand Nord. En parallèle à ses fonctions, elle travaille sa soutenance en théologie sur la révolte des Samis, convertis de force au christianisme, dans cette même paroisse, en 1852. L’insurrection durement réprimée prit sa source dans le fait que la Bible, devenue accessible en lapon, révélait autre chose que ce qui était vécu par la population. Un dimanche après l’office, Liv est appelée, après le suicide d’une jeune fille. Cet événement lui rappelle celui, récent, de son amie allemande... En tressant trois temps de l’écriture, le roman de Hanne Ørstavik poursuit la réflexion qu’elle mène au long de ses livres, sur le langage, la vérité des mots, le vivre avec soi-même, avec les autres... Extrait de La Pasteure, lu en norvégien par Hanne Orstavik (mp3, durée 1’’45) ... Arthur Kopel - Dans Un Amour sous clef [1], j’ai trouvé qu’il manquait quelque chose en français qui devait être dans le norvégien. Je ne pouvais pas le savoir mais j’en avais l’intuition. Dans le livret des Rencontres Littéraires [2] qui présente votre livre La Pasteure [3], il y a une phrase qui m’a décidé à vous rencontrer : « Il existe un lieu dans le discours, où se logent les mots, les paroles qui reflètent le fond de notre pensée. ». Est-ce une citation de vous ? Hanne Ørstavik - C’est comme si quelqu’un avait lu ou entendu quelque chose que j’ai dit et l’avait un peu développé. Ce n’est pas tout à fait ça, je pense plutôt à ce que la littérature et la langue peuvent faire. Quand j’écris, je cherche à ouvrir un lieu où on peut entrer avec son âme, pour lire, vivre le texte - vraiment vivre le texte comme réel et pas uniquement intellectuellement - et savoir soi-même si ce qui est dedans est vrai. Je souhaite qu’on fasse en soi les mêmes recherches que je fais quand j’écris. Je veux que le texte soit un lieu ouvert.
AK - Rilke parlait justement de l’Ouvert. Heidegger aussi l’a beaucoup évoqué et vous en parlez également dans votre livre « Le » ou « La » Pasteure. Le personnage principal a quelque chose de très important à dire, et vous dites : « C’était minuscule ce que j’avais à dire, ça semblait misérable et ridicule, au point qu’on pouvait le balayer d’un revers de la main. » [4]. Ce minuscule à dire c’est ce qu’il y a de plus fort pour ce personnage là. Vous dites après qu’il « doit rester ouvert ». Est-ce que pour vous les choses à dire sont toujours aussi petites, et en même temps très fortes ? HØ - Heidegger est pour moi quelqu’un de très important. Dans L’Origine de l’œuvre d’art, il écrit que la vérité se passe en tant que lutte, en tant que combat, mais toujours avec l’aspect que ce n’est pas terminé, que c’est ouvert, que ça se passe en vivant l’œuvre, en étant lié ou en contact avec l’œuvre. Ça s’ouvre et quelque chose se passe. C’est la vie dans l’œuvre, avec la possibilité de vérité. Je pense la vérité comme quelque chose qui doit être vécu, expérimenté, parce que sinon ça devient mort, ça devient quelque chose qu’on peut imposer aux autres. Durant le temps que ça reste ouvert, ça peut agir, c’est bien. Karen Lavot - Sinon ça fige la lecture ? HØ - Oui, voilà ! C’est tout le temps ça. Excusez-moi de souvent revenir sur la notion de traduction, mais je trouve qu’il faut être aussi exigeant concernant la part du traducteur. Il faut avoir confiance en la langue pour l’ouvrir, il faut vraiment oser ne pas être parfait, ne pas vraiment bien prononcer, il faut avoir confiance en l’autre sens, en la valeur des mots et pas seulement le côté poli. C’est une exigence je pense. AK - Vous parlez très souvent du langage. Les mots vous passionnent. Beaucoup d’écrivains racontent des histoires, ou pas, mais la matière qu’ils utilisent, c’est à dire les mots, ils n’y prennent peut-être pas suffisamment attention. Et vous à chaque fois vous y mettez plus que la forme. HØ - Je pense que c’est à partir de cette question que j’ai commencé à écrire : faire l’expérience de dire aux autres quelque chose de vraiment important pour moi, alors qu’ils n’écoutent pas, qu’ils ne sont pas là. C’est comme si ce que je disais disparaissait. J’ai donné ce qui était très important pour moi et ce n’a pas été reçu. AK - Vous avez écrit un livre qui s’intitule Uke 43 [6]. (en français : Semaine 43). Il me semble que vous y évoquez la littérature comme quelque chose qui peut sauver. Un livre pourrait sauver une vie. HØ - Oui, c’est ce qui se passe aussi dans La Pasteure : la réalité des mots, et aussi le danger des mots. Peut-on prendre la main de quelqu’un avec les mots, et l’aider à continuer à vivre, ou à l’inverse le couper de la vie ? AK - C’était en quelle année ? HØ - C’était en 2002, il y a 5 ans. Et en écrivant La Pasteure, c’était une façon de revenir sur Uke 43 où à la fin, elle abandonne tout. Elle quitte l’université, elle quitte presque la littérature. Elle monte dans sa voiture et s’en va. Et Presten (La Pasteure) commence avec la pasteure qui revient en voiture... Je me suis demandée si c’était nécessaire qu’elle revienne. Ça parle encore beaucoup de ce que peuvent faire les mots. AK - En revoyant le film de Bergman, Nattvardsgästerna (en français : Les Communiants) et avec l’intuition que j’ai de votre livre à venir, j’ai trouvé que sans être une réécriture du film, il y avait quelque chose de très proche... Un pasteur un peu perdu qui se pose des questions sur la religion, sur Dieu, il n’est pas bien sûr de croire... Et en même temps il est responsable du suicide d’un homme avec des mots... C’est un film assez ancien, de 1962... L’un est un film, l’autre est un livre, mais une profondeur qui vient de plus en amont me renvoie le même sentiment... Avez-vous pensé à ce film de Bergman ? HØ - Pas en écrivant, mais je l’ai revu par la suite, et bien-sûr que je vois très bien de quoi vous parlez... AK - Cet été, vous avez donné une conférence à Lahti, en Finlande. Vous parliez des gens qui « ...continuent à être dans une position esthétique de l’horreur... » Cette position esthétique de l’horreur nous empêcherait de chercher à voir la vérité que nous craignons le plus, celle de ne pas être aimé. Vous poursuivez en disant : « c’est celle de rester, pour toujours, en dehors de la beauté ». Ça a quelque chose à voir avec vos livres, avec votre manière d’écrire ? HØ - Oui, c’est ce que je pense. AK - Mais l’esthétique de l’horreur, c’est quoi ? HØ - Oui, c’est quoi !? C’est tellement difficile de ne pas parler comme dans un conte, mais avec des mots comme ça ! L’esthétique de l’horreur c’est le fait de s’amuser un peu avec tout ce qui fait peur - pas s’amuser, mais utiliser des effets d’horreur - par exemple on peut écrire sur un pédophile, comme ça, juste pour créer un effet. Dans cette conférence, je devais parler de la Beauté et de l’Horreur . La grande question qui m’est venue était celle de s’ouvrir ou de se fermer. Si on se ferme, plus rien ne peut se passer en soi. Si on donne beaucoup de coups d’horreur, on se ferme pour se protéger et je ne sais pas si on arrive à continuer à développer et à comprendre. AK - Dans votre intervention à Nantes, vous disiez que ce n’était pas un livre sur la croyance en Dieu mais quelque chose qui parle de comment vivre avec soi-même et avec les autres. Vous avez ajouté : « Qu’est-ce qu’on fait si les mots ne nous portent pas ? Qu’est-ce qu’on fait s’il n’y a rien ? » Vous pensez qu’on est porté par les mots ? Et qu’on les porte ? HØ - Oui, vraiment... Par exemple : quelqu’un peut te dire "je t’aime" et tu le sens, c’est bien, c’est rempli. Et quelqu’un peut te dire « Eh, mais tu sais, je t’aime ! », et tu sais que ce n’est pas vrai. Pourtant les mots sont les mêmes ! Quand les mots portent-ils ce qu’ils disent ? Je ne sais pas. On peut critiquer ça, on peut dire qu’il n’y a pas que les mots dans la vie, qu’autre chose nous porte... Mais pour moi les mots sont vraiment quelque chose de matériel, de réel, d’existant : ça ouvre et ça ferme. Ça me fait peur ! Je pense que c’est aussi dû à l’expérience de Uke 43, que les mots peuvent être vides. Qu’est-ce qu’on fait si les mots ne nous portent pas ? Ça me fait peur. KL - Il faut penser à la conséquence des mots, mais s’il n’y a pas d’impact, c’est là que ça devient effrayant, plus que n’importe quelle conséquence. Ce qui vous fait peur c’est que les mots tombent dans le vide sans... HØ - Oui, si les mots ne sont pas importants... Qu’est-ce qu’on fait alors, qu’est-ce qu’on va faire... ? AK - Vous avez dit que l’église est un des derniers endroits où les mots ont un espace. Quelqu’un dans le public a dit : « résonance » et vous avez répondu : « Non ! Non ! Un espace ». Pourquoi l’église ? Et pourquoi un espace ? HØ - L’espace... Il faut le vivre, et on le vit avec son corps ; donc un espace pour qu’on puisse y entrer, le vivre et l’expérimenter. C’est pour ça que l’espace est important. Pas seulement une résonance sinon on tombe dans les mots comme entités intellectuelles. Je parle d’espace en tant qu’expérience. Je voulais dire au sujet de l’église : quand dans ma vie quotidienne j’ouvre des journaux, je ne rencontre pas une parole qui me parle d’une vie que je connais, ni une pensée que je porte en moi. L’église est un lieu où les questions m’intéressent, ont un rapport avec la vie. AK - Oui, les journaux, c’est pour combler l’ennui et le temps qui passe, et après on jette. C’est juste étonnant que vous disiez que ce soit l’église. J’aurais pu attendre : dans une bibliothèque, dans un livre... Et là vous dites que c’est dans une église. C’est un lieu fort aussi... HØ - Oui, c’est ça. Bien-sûr dans la littérature aussi, mais pour moi c’était une expérience que j’ai faite quand je me suis approchée de l’église et de la théologie d’une nouvelle façon en écrivant ce livre, c’est plutôt pour ça. Tout ce roman est entrelacé de lignes de pouvoir qui se tissent. Elle vit au nord de la Norvège où les Allemands ont tout brûlé pendant la seconde guerre mondiale - c’est aussi un livre sur la destruction - ils avaient détruit le pays où elle vit. Dans le roman, elle avait cette amie Allemande qu’elle a détruite. Ce sont ces interactions de culpabilité qui m’intéressent, le fait qu’on soit tous coupable. C’est ce qu’on porte toujours. Mots-clés : Hanne Ørstavik - Hanne Orstavik - Presten - La Pasteure |
[1] Hanne Ørstavik, Like sant som jeg er virkelig, Forlaget Oktober, Oslo, 1999. Traduction française : Un Amour sous clef, éditions du Reflet, Trouville, 2000. [2] Les Rencontres Littéraires Nordiques (Norvège, Danemark, Islande) organisées par Impressions d’Europe en novembre 2007 à Nantes. [3] Hanne Ørstavik, Presten, Forlaget Oktober, Oslo, 2004. Traduction française en cours, éditions Les Allusifs, Montréal, 2008. [4] Traduction en cours. [5] Traduction littérale du norvégien : Like sant som jeg er virkelig, publié en français sous le titre Un Amour sous clef, (cf note 1). [6] Hanne Ørstavik, Uke 43, Forlaget Ashenhoug, Oslo, 2002 |