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≡ Entretien - Musique![]() 21 novembre 2008 Mísia
Entretien avec la chanteuse portugaise Mísia, réalisé par Arthur Kopel avec la collaboration de Karen Lavot-Bouscarle, le 10 novembre 2008. Arthur Kopel — Dans votre préface à Canto, vous évoquez les naissances de disques impossibles. À ce sujet, vous citez, entre autres, les tableaux de Marc Rothko. Peut-on imaginer qu’un chant advienne, prenne sa source dans la peinture ? Mais peut-être l’avez-vous déjà réalisé avec Cor de lua où vous dites : um pano escuro cor de lua, qui a été traduit par : « une toile obscure couleur de lune ». Mísia — En fait, c’est une référence à mon visage un peu lunaire, blanc. Um pano escuro, ça veut dire tissu noir couleur de lune, c’est une antithèse. Je ne me souviens plus exactement parce que c’est le seul poème, le seul texte que j’ai écrit. Cela représente le contraste de cette lumière qu’il y a dans mon visage, et même dans ma façon d’être. Je suis une personne lumineuse et divine, si on peut dire ainsi, c’est ce qui se dégage de moi. Mon contact fait du bien à mes amis, me disent-ils. Je suis un peu comme Stalker de Tarkovski, mais au fond de moi il y a un côté un peu sombre que j’ai la bonne éducation de ne pas trop montrer, sauf sur scène. Là je peux être tout !
Quand je regarde les tableaux de Marc Rothko, j’ai une sensation physique de soif que je ne peux pas expliquer, c’est la soif du spirituel. On m’a parlé d’une chapelle dont j’ignorais l’existence, à Houston. Elle s’appelle la chapelle Rothko. On m’a expliqué que les tableaux là-bas sont noirs, cela doit être intéressant à voir. A. K. — Dans la préface à Drama box, Antonio Pinto Ribeiro affirme que c’est dans l’excès de la passion comme dans la démesure apportée à la perte que ce qu’il y a de plus grand en chacun de nous se change en dieu ou en rien. Est-ce que votre chant l’affirme aussi ? M. — Oui, la perte et l’absence, c’est un peu ma matrice, mon noyau du début. C’est la perte qui entraîne la solitude. Antonio Pinto Ribeiro me connaît très bien... On peut atteindre une spiritualité très grande ou on peut mourir, c’est vrai. C’est le paradis ou c’est l’enfer que je chante. Le pire qu’on puisse me dire concernant le fado que je chante, c’est que c’est très joli ! Je déteste le « c’est très joli ». C’est quelque chose qui touche aux extrêmes, où les extrêmes cohabitent. Ce n’est pas une chose ou l’autre, ça peut être une chose et aussi une autre. A. K. — Vous avez dit que le fado était une énigme, pas seulement dans le sens de son origine, mais plus en profondeur. Je vous cite : « Le fado fait naître en moi des émotions que je ne comprends pas, et cette énigme ne sera jamais résolue ». De quel ordre sont ces émotions ? M. — Ce sont des émotions d’identité. Je peux chanter d’autres types de chansons, et je le ferai dans mon prochain disque. Le fado touche à quelque chose d’inexplicable, comme s’il s’agissait de la mémoire de la peau, d’une mémoire des émotions. Cela n’a rien à voir avec l’intelligence, c’est une chose totalement émotionnelle, parce que ça renvoie à la même matrice. Pendant longtemps, j’ai fait une association peut-être involontaire, c’était papa-maman-fado, c’était un peu le même album photographique pourrait-on dire. J’ai vécu pendant de nombreuses années une relation névrotique avec le fado parce qu’il fallait que le fado m’aime... Maintenant ce n’est plus ainsi, c’est autre chose. Mais pendant un temps très long, ce parallélisme, papa-maman-fado-mon pays, m’a apporté beaucoup d’émotions et aussi beaucoup de douleur. Maintenant je me suis éloignée de ce point focal de douleur. A. K. — Pouvez-vous expliquer au néophyte que je suis la teneur émotionnelle des ramures du fado : le fado menor, corrido, mouraria... Chacun porte en lui une charge émotionnelle singulière ? M. — Les classifications sont d’ordre musical. Le fado menor est d’une tonalité mineure. Il véhicule très bien les poèmes de tristesse, de nostalgie, d’absence et dans mon cas personnel les poèmes plus philosophiques. J’ai chanté par exemple, sur la musique de fado menor, un poème qui s’intitule Garras dos sentidos d’Augustina Bessa-Luis. Cette femme qui n’a jamais écrit de poésie a écrit là quelque chose qui, pense-t-elle, me définit très bien : c’est une série d’antithèses. Elle a écrit cette série de quatrains et elle répète toujours le premier vers du premier quatrain... C’est une façon un peu spéciale d’écrire de la poésie. A. K. — Dans votre rapport aux poètes, vous disiez que ceux qui vous attirent sont ceux qui connaissent l’âpreté des grandes quêtes artistiques. Comment choisissez-vous les poèmes et les poètes ? M. — Je choisis les poètes qui chantent, je dis bien « qui chantent », qui écrivent sur les grands sentiments. Par exemple Paulo José Miranda écrit des métaphores impossibles d’une façon très contemporaine. Pour mon prochain disque, il m’a écrit un poème qui dit : « Comme il est dommage que je n’abîme plus mes genoux en remontant ton cou ». En fait il parle d’une rue où l’on peut tomber... Je cherche surtout les poètes qui chantent les grands sentiments de l’âme humaine, sa misère et sa grandeur. Et, de plus, je mets un petit point d’honneur, le mien, à demander aux poètes vivants d’écrire spécialement pour ma voix, pour mes fados, pour mes musiciens et pour notre travail. Pour les autres, je vais chercher dans les livres. Je peux faire un fado avec des quatrains de poèmes différents que j’ai assemblés, comme je l’ai fait avec la poétesse Natália Correia par exemple. Ou encore, toujours dans mon prochain disque, je chante une rhapsodie avec des fragments de musiques différentes que j’assemble, dans laquelle j’ai choisi trois poètes. Je ne dirais pas que ce sont des poètes maudits, ni homosexuels, mais ils l’étaient et c’est très réitératif de l’expliquer... Ce sont des poètes, point ! J’ai donc choisi António Botto, Mario de Sá-Carneiro, José Carlos Ary dos Santos, et je mixe ces strophes dans cette rhapsodie. C’est une forme de construction. J’ai découvert que j’aimais faire cela, un peu comme construire un édifice. A. K. — Il y a aussi des poètes qui écrivent pour vous, qui vous choisissent. Pourquoi le font-ils, à votre avis ? M. — Des poètes ont écrit pour moi, mais parfois ça ne coïncide pas avec le projet que je suis en train de faire. Quand j’ai réalisé Canto avec Vasco Graça Moura, nous avons fait tout le disque par internet. Il est député, et à l’époque il était à Strasbourg ou à Bruxelles. Je lui écrivais des choses de mon quotidien, par exemple que je venais d’acheter une maison. Elle se situe dans la rue Sainte-Catherine, et avant d’y mettre les meubles, je lui ai dit que j’allais y mettre un verre avec une orchidée. C’est ainsi qu’est né Le fado de sainte Catherine, mais il ne collait pas avec le disque que j’étais en train de faire. Après avoir écrit d’autres poèmes, il les a publiés. Il y a des chanteuses qui ont pris, sans le savoir, des poèmes qui sont nés de mes conversations avec Vasco Graça Moura et qui étaient écrits pour moi, mais je ne pouvais pas les faire tous en même temps. Alors je lui ai dis : « Écoutez ! Santa Caterina, ne le donnez pas s’il vous plaît, c’est ma maison ! » Il y a encore des poètes qui ont écrit des textes que l’on n’a pas intégrés dans le disque Canto. A. K. — Au début de Tabacaria, Le Bureau de tabac, Fernando Pessoa écrit :
Il me semble que c’est dans un cri semblable que vous placez votre chant... M. — Personne ne sera jamais rien, on va tous finir comme dans Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus, on va tous mourir, c’est la seule chose sûre que l’on ait. Mais, il y a cette phrase qui est de Pindare je crois, et que reprend Albert Camus : A. K. — Vous avez dit, à propos de votre père : « J’avais pour lui une affection féroce et je n’obtenais de sa part rien en retour. Depuis j’ai tendance à m’accrocher aux personnes qui ne me donnent pas ce que j’attends d’eux (...). Une blessure qui me fait répéter les mêmes schémas ». Sans évoquer votre vie privée, c’est aussi sans doute ce que beaucoup d’êtres humains vivent, ressentent. Est-ce cette tension qui résonne dans votre chant, qui le fait naître ? M. — Non, ce n’est pas ce qui le fait naître, mais c’est cela qui est à l’intérieur. Je ne sais pas ce qui le fait naître, mon chant est vraiment la prolongation du premier cri quand on frappe un bébé à la naissance et aussi du dernier souffle quand on va mourir. C’est quelque chose qui est là, c’est très naturel pour moi. Vous savez, je ne chante jamais à la maison, je ne suis pas quelqu’un qui chante comme ça facilement, je ne chante que sur scène. Parfois je chante dans la rue parce que j’y suis très isolée, mais je ne le fais vraiment pas pour me détendre. Je ne suis pas une personne qui chante parce qu’elle est heureuse. Il est certain que lorsque je chante, l’émotion que je peux transmettre parle évidement de tous ces manques et de toutes ces absences qui m’ont habitée pendant beaucoup d’années et que j’essaie de combattre. Je continue à tenter de ne pas faire la même erreur de casting. J’espère y arriver, je suis têtue. A. K. — À la fin de la préface à Garras dos sentidos, Frank Tenaille cite cette autre phrase de Pessoa à votre propos : « J’ai toujours savouré la déroute de mes songes ». Est-ce une condition de survie, une condition pour pouvoir chanter ? M. — Je pense que dans ce sens, c’est un moment de nettoyage, de catharsis, en plus de mettre un baume sur les plaies de la vie. C’est un peu ce que je fais en chantant. Dans le même temps, si je devais écrire — je pense que je vais écrire dans le futur — ça devrait venir d’une autre part de moi. Le chant est une chose vraiment très physique : on chante avec la peau, le sexe, la tête, le cœur... on chante avec tout cela. Dans le cas du fado — les chanteuses de fado n’aiment pas beaucoup que je dise cela — c’est très émétique, c’est un vomissement d’une certaine manière, comme dans le flamenco. C’est pour cela que je ne fais rien pour avoir la voix propre ni parfaite. Ça doit sortir comme la vie, et parfois c’est une convulsion. A. K. — Pouvez-vous évoquer votre prochain album ? M. — Il va s’appeler Ruas, les rues. Il y a deux années que j’ai déménagé à Paris, en attendant que la saudade vienne me chercher un jour pour retourner au Portugal. Un des disques s’appelle Lisboarium et j’y présente une Lisbonne rêvée, sentie, imaginée, ressentie... de loin... de Paris, ou peut-être d’un concert que j’ai donné à Moscou... J’y visite les sonorités de Lisbonne, pas uniquement le fado. A. K. — Il y a la parole du poète, et la voix qui porte cette parole, qui l’amène à éclore. Comment peut-on déployer cette parole avec le chant ? M. — Le poète Mario Claudio dit que lorsqu’il m’écoute, il découvre des choses qu’il a écrites dans son poème et dont il n’avait pas remarqué la présence. Tout d’abord, il ne faut pas avoir peur des paroles des grands poètes, puis il faut trouver notre propre espace interprétatif, émotif, qui parfois n’est pas le même que celui qui a écrit. Les poètes portugais ont la générosité de me prêter leurs mots, c’est une générosité pour une forme de musique qui est populaire. Alors il faut respecter les mots, les soigner, mais ne pas en avoir peur ! Il faut les chanter avec la voix du dedans plutôt qu’avec la voix extérieure. Il faut que la voix du dedans trouve la voix du dehors, ce sont alors des moments miraculeux. La voix est un instrument pour dire et pour chanter ces sentiments. La voix n’est jamais, dans mon cas, la finalité. C’est pour cela que je dis que pour mes fados, je ne voudrais pas avoir une voix du type propre, épurée, spirituelle, comme une sainte, comme la Vierge Marie, non ! Je veux une voix de pécheresse, de Marie-Madeleine.... Elle est tombée, elle s’est relevée, et elle est retombée. Il faut que la vie soit dans la voix. Il faut un peu risquer le physique. Par exemple après les concerts, je devrais m’enfermer dans ma chambre pour ne pas prendre froid... Mais que chanterai-je si je n’ai pas une vie ? Alors je vais avec mes musiciens. Nous allons boire, manger, nous allons vivre ! Je ne fais rien de ce qu’une chanteuse doit faire pour la voix. Je n’ai pas une voix parfaite non plus. |
[1] Pindare, Pythiques III,110 |
Vous pouvez voir le site personnel de Mísia : Misia-online |