Accueil > Entretiens > Theo Angelopoulos

Entretien – Cinéma

Theo Angelopoulos

Rencontre à Athènes

Entretien avec le réalisateur grec Theo Angelopoulos, préparé et réalisé à Athènes par Arthur Kopel et Karen Lavot-Bouscarle, le 6 novembre 2008.

Arthur Kopel — Dans Le Regard d’Ulysse, Harvey Keitel parle d’une photographie qu’il a tenté de faire à plusieurs reprises lors du surgissement d’une tête d’Apollon à Délos. À chaque fois qu’il a essayé de la faire, rien ne s’est imprimé, rien n’est apparu. Dans Paysage dans le brouillard, Oreste trouve un morceau de film par terre, qu’il regarde et montre, et là encore il n’y a rien. C’est du brouillard, mais il n’y a rien de visible.

Theo Angelopoulos — On imagine. Seul un petit garçon peut voir quelque chose, que lui ne voit pas.

A. K. — Vers la fin du Regard d’Ulysse, il y a encore le brouillard. Et là, du coup, le brouillard — c’est à dire le non-visible — permet aux hommes de pouvoir vivre ensemble. Quand le brouillard se lève, les hommes se tuent encore. Est-ce que la perte du visible, la perte de l’image, est une condition pour la vie, alors même que nous sommes dans ce film, comme le personnage, à la recherche de l’image perdue ?

T. A. — Il y a un poème d’Eliot, le grand poète anglais, dont le deuxième quatuor se termine par : « retrouver ce qui était perdu, retrouvé et reperdu, et encore... ». Il termine par un fameux jeu de mots : « In my end is my begining ». C’est chaque fois ce qu’il se passe pour commencer un film : retrouver ce qui a été perdu, retrouvé et reperdu encore...

A. K. — Dans la condition de l’image fixe, on sent cette invisibilité nécessaire pour que les choses adviennent. J’ai trouvé ça très troublant. Vous parlez du petit garçon qui seul peut voir...

T. A. — J’ai le sentiment qu’on a l’impression de voir parfois, et qu’on ne voit pas. Ça nous arrive d’avoir une sensibilité spéciale envers ce qu’on appelle voir ou non-voir. Actuellement, les gens sont sûrs de voir. Je pense que le doute est la dignité du regard.

Theo Angelopoulos
Photographie © Arthur Kopel, 2008

A. K. — Est-ce que vous pourriez préciser ou évoquer l’émergence de la couleur dans vos films ? Dans un entretien passé, vous parliez de l’aquarelle en contraste avec la peinture à l’huile. Mais ce qui me trouble au-delà de ça, c’est qu’il y a des couleurs très fortes qui apparaissent. Par exemple ce bleu dans Le Regard d’Ulysse : un voilier apparaît — qui n’est même plus un voilier, juste la propre couleur du bleu — ou des arbres peints en bleu...

T. A. — Le bleu d’un bateau à voiles, tout bleu, oui...

Karen Lavot-Bouscarle — Ou le jaune, parfois des cyclistes passent, des piétons ou des réparateurs de poteaux télégraphiques. Là, le jaune — une seule couleur — apparaît de manière très forte. Dans Eleni, c’est le blanc avec une mer de draps qui sèchent, ou le noir avec les drapeaux. Et peut-être au début du film, des piments ou des poivrons qui sèchent, au tout début quand on voit le village d’un peu loin : trois tâches de rouge. Est-ce que vous pourriez parler de cette naissance des couleurs ?

T. A. — J’ai l’impression que mon rapport à la couleur est celui d’un peintre à la couleur. Comme je ne pouvais pas peindre, j’ai essayé de peindre dans les films, mais pas à la façon de quelqu’un qui fait de la peinture. Donc la couleur apparaît, avec le jaune des imperméables par exemple, le jaune qui passe, ou le blanc dont vous parliez, et le gris très souvent. Il y a même certains de mes films qui sont gris, tout à fait gris. Je me rappelle, lors de la production de Paysage dans le brouillard à New York, un réalisateur américain très connu, Jerry Schatzberg, m’a demandé :
– comment as-tu obtenu ce gris ?
Parce qu’il y a le ciel gris, sans intervenir à posteriori. Je lui ai répondu :
– j’ai attendu.
– Mais combien de temps ?
– Beaucoup.
– Il était surpris, parce que lui, en tant que cinéaste américain, avec des budgets énormément plus importants que les miens, n’avait pas le droit d’attendre. Il fallait le fabriquer. Comme j’avais jusqu’à cette époque, maintenant moins, des budgets assez réduits, j’avais le droit d’attendre. Et dans le cas où je cherche quelque chose que je ne trouve pas, je le fais, j’interviens. C’est un processus que je ne peux pas vous expliquer de façon logique : pourquoi le jaune, ou pourquoi le bleu ? Peut-être que le bleu du bateau correspond à une image que j’ai vue autrefois et qui m’est restée, comme un bleu absolu, un peu surréaliste. Ce bateau bleu... Et je l’aurais répété sans être conscient que je faisais appel à une image que j’aurais déjà vue... Je pense que c’est un hasard. Pendant le tournage de Voyage à Cythère, il y a eu un changement de programme, et je n’avais pas de figurants. J’ai envoyé mon assistant, ainsi que deux autres personnes, en chercher. Un des figurants qu’ils ont ramenés était un motocycliste avec un imperméable jaune. Sur le moment, je n’y ai pas donné une importance particulière, jusqu’à ce que je vois les rushes : à un moment, il passait dans le gris, et ça faisait quelque chose de visuellement très intéressant. Dans le film suivant, il n’y a pas eu ça, et puis ce jaune est réapparu dans Paysage dans le brouillard, comme une vision : à un moment, la petite fille regarde dehors, et elle voit trois hommes passer sur les rails, qui regardent dans le ciel comme s’ils attendaient quelque chose d’en haut. Ils portent des imperméables jaunes et passent, comme un rêve.

Karen L-B — Il y a aussi ces cyclistes, dans L’Éternité et un jour... Et surtout, cette magnifique image à la fin du Pas suspendu de la cigogne, avec ces personnages jaunes en haut des poteaux télégraphiques.

T. A. — Oui, le hasard... L’envie de faire un film vient comme une envie tellement forte que toute ton existence s’ouvre. Comme la femme qui attend l’amour, elle ouvre. Alors tout devient matière du film. Tout : les rencontres fortuites, les visions, le passage de quelque chose, d’un enfant, n’importe quoi se traduit automatiquement en matière du film.
Je vais vous raconter une petite histoire là-dessus. Quand je préparais Le Pas suspendu de la cigogne — il y a une scène que tout ceux qui ont vu le film connaissent, la scène du mariage d’un côté et de l’autre de la rivière-frontière, silencieux — et pendant que je prenais des notes pour préparer l’écriture du scénario, j’avais un vide. Je ne savais pas comment traiter cette scène. Entre-temps, je suis allé au Canada et aux États-Unis, à New York, pour la présentation de Paysage dans le brouillard. Pendant des années, je ne voulais aller ni en Amérique ni en Russie. C’était mon premier voyage à New York et j’étais impressionné, alors pour mieux voir, j’ai proposé à ma femme de faire un voyage en bus de Broadway au Bronx. Il était plein de gens, puis les gens descendaient, descendaient... Arrivés à Harlem, on est restés les seuls Blancs, il n’y avait que des Noirs. À une station, il y avait une ruelle de Harlem en face, avec quelques maisons et quelques ruines. La rue était vide, sauf à l’angle : d’un côté, il y avait un petit garçon noir adossé à un mur, de l’autre côté, il y avait un autre petit garçon noir qui le regardait. Le premier s’est avancé et a fait un mouvement de danse, puis il est resté à regarder l’autre. L’autre s’est avancé, et il a répondu d’un autre mouvement de danse. Je n’en ai pas vu plus car le bus est reparti. C’était d’un côté et de l’autre de la rue. De cette histoire est venue l’idée du mariage d’un côté et de l’autre, silencieux, et au milieu, la rivière. Puis autre chose encore, d’assez étrange : j’étais à la frontière gréco-turque, pour voir la frontière, accompagné par un officier car ce n’est pas autorisé. Il m’a conduit sur le pont, au dessus de la rivière, la Turquie était de l’autre côté. Au milieu, il y avait trois lignes de trente centimètres : une bleue, une blanche et une rouge. La bleue pour la fin de la Grèce, la blanche pour la zone neutre, et la rouge pour le commencement de la Turquie. Il s’est avancé et a levé le pied en me disant : « Si je fais un pas, je suis ailleurs, ou je meurs ». Exactement la scène du film ! De l’autre côté, il y avait la mitraillette du jeune Turc... En rentrant, nous sommes passés par un village. Il y avait un réparateur sur un poteau télégraphique, et sur la tête du poteau, un nid de cigogne. Alors le pas était avant... suspendu... de la cigogne... C’était le titre du film !
Voici comment les choses qui arrivent deviennent matière du film, comme si tu les provoquais, comme si tu les invitais à venir.

K. L.B. — Et on les reçoit pour les retranscrire...

T. A. — Oui, exactement, mais il faut rester ouvert pour les recevoir.

A. K. — Vous avez commencé Le Regard d’Ulysse avec une citation d’Alcibiade de Platon : « L’âme aussi, si elle veut se reconnaître, devra se regarder dans une âme ». Est-ce la condition de départ du cinéma ?

T. A. — Oui, dans le regard de l’autre. Oui... Quand on commence a faire des films, on est complètement innocent. On ne se connaît pas, c’est ce que j’appelle innocence. Et plus on avance en faisant un film qui rencontre le regard de l’autre, plus on a l’impression qu’il y a quelque chose dans ce que l’on fait... et l’innocence est terminée. C’est à dire que tu commences à te connaître, c’est valable pour le cinéma, mais aussi pour notre vie je crois. D’un autre côté, il y a la recherche : ce film est un film sur le regard de toute façon. Harvey Keitel cherche à retrouver des bobines perdues du début du vingtième siècle. Comment connaître ? Il cherchait le regard d’un autre, pour que son regard rencontre l’autre regard, un premier regard de lorsqu’on est vraiment innocent. Quand on pose pour la première fois notre regard dans le viseur, on découvre le monde à travers le cinéma et le monde change, notre vision du monde change. À partir de ce moment, on est presque condamné à voir le monde à travers le cinéma, à travers le viseur d’une caméra.

A. K. - Pour reprendre cette citation d’Alcibiade — parce que je pense qu’elle peut se retourner aussi — vous avez dit que la participation du spectateur doit être exigeante. Et en même temps, si on reprend, c’est le spectateur qui pourrait entrer dans le regard de votre âme.

T. A. — Je dirais plutôt complice… Je pense que l’idéal c’est d’avoir un spectateur complice qui prolonge le film au-delà de ce qu’il voit et qui ajoute sa propre expérience. J’ai l’impression, contrairement à ce qu’on dit habituellement, qu’un film passe à travers la sensibilité de chaque spectateur et devient un autre film. Il y a autant de films que de spectateurs qui voient le film. C’est une multiplication du film, plusieurs éditions, chaque fois avec la personnalité de la personne qui le voit.

A. K. — À chaque fois vos films évoquent le voyage, la frontière, surtout l’errance et l’exil, et en fait, cette errance et cet exil, ce sont le manque, l’absence et la disparition qui en sont le point de départ. L’homme perd quelque chose et à travers cette errance, est-ce qu’il trouve ce qu’il cherche, ou est-ce une malédiction ? Par exemple, Œdipe, à Colone, finit par trouver quelque chose qui est un « non-tombeau ». L’errance a-t-elle une fin, ou est-elle une fin en elle-même ?

T. A. — Je pense que l’important dans un voyage ce n’est pas d’arriver quelque part, mais le voyage en lui-même. Tant que le voyage continue, tant qu’il existe, on découvre, on apprend. Quand on arrive, je pense que tout est terminé. Il y a un poète grec, Kavafis, qui dit : « Sois content de ce que t’a donné le voyage ». Ithaque n’existe pas.

A. K. — Il me semble que dans vos films, les seules personnes qui aient encore un sens du voyage et pour qui le voyage ait un sens, ce sont les artistes. Les comédiens et les musiciens sont presque moins pris dans quelque chose de douloureux ou de tragique. Je dis « presque », parce que ce n’est pas tout à fait vrai ; comme si l’art leur permettait de traverser le temps et les espaces avec moins de douleur que les autres personnages du film, qui sont plus marqués par un destin ou par la souffrance.

T. A. — Je ne sais pas. Je pense que le voyage d’un artiste, d’un écrivain ou d’un cinéaste, est un voyage extrêmement intéressant, mais que parfois il devient beaucoup plus douloureux que le voyage d’un autre homme.

K. L-B. — Oui, j’ai plutôt l’impression que ce sont ceux qui ne peuvent jamais se poser.

T. A. — Oui, parce que nous n’avons pas une vie normale, nous n’avons pas des relations normales avec les gens que l’on aime, ni même avec notre famille, ni même avec la femme que l’on aime. Nous sommes presque condamnés à être obsessionnels, et on donne l’impression aux autres qu’on est indifférent à ce qui arrive autour de nous. Mais on ne peut pas faire autrement. Je ne peux pas dire que ce soit un don ou une malédiction, c’est les deux.

A. K. — Vous avez souvent revisité la tragédie grecque dans vos films, mais on trouve aussi des traces de la Bible, dans Paysage dans le brouillard par exemple, une des premières phrase est : « Au début était le chaos... ». En grec ancien, le chaos désigne l’ouverture, la béance...

T. A. — C’est la première phrase de la Bible.

A. K. — Oui, « Au début était le chaos, puis il y eu la lumière. »... Dans Eleni, c’est l’Apocalypse de Jean qui...

T. A. — Mais il n’y a pas Dieu !

A. K. — J’y viens justement ! À la fin de Paysage dans le brouillard, le personnage qui se nomme Oreste dit une phrase terrible : « Si j’avais crié, qui m’aurait entendu de l’armée des anges ? ».

T. A. — Oui, c’est Rainer Maria Rilke.

A. K. - La solitude de l’homme est-elle aussi profonde que vous le dites à chaque fois ?

T. A. - Je pense, oui. Elle est parfois tellement profonde qu’on a envie de crier. C’est pour ça que j’aime beaucoup Rilke. Dans sa solitude propre, il a écrit des choses qui sont terribles. Pas seulement des grands poèmes, mais des choses terribles comme cette phrase. Paysage dans le brouillard est le troisième d’une certaine trilogie — avec Voyage à Cythère et L’Apiculteur — sur ce que j’appelais à l’époque Le Silence de l’amour, Le Silence de l’histoire et Le Silence de Dieu. Je sais que pour quelqu’un qui a cru à un moment, l’absence ou le silence de Dieu est une chose terrible, et c’est de ça que parle le vers de Rilke. J’ai passé ma jeunesse à être croyant, puis j’ai perdu la foi, puis j’ai cru à autre chose, au changement à travers le socialisme, au changement du monde, et j’ai eu une déception. Ceci est commun à toute ma génération et à plusieurs générations peut-être. Naturellement, la solitude est beaucoup plus grande qu’à l’époque, bien plus immense, parce qu’avec le temps on s’aperçoit qu’on arrive bien au-delà d’un autre chemin. C’est ce qu’écrivait Dante : « nel mezzo del camin » bien au-delà du milieu du chemin de notre vie. Parfois, je me demande combien de films il me reste encore. Ce n’est pas la question pratique de savoir si il y aura production ou non, mais moi, combien de films me reste-t-il ? Qu’est-ce qu’on a encore à dire aujourd’hui ? Il faut un motif, un point de départ, et les points de départ sont disparus, cachés, silencieux. Il n’y a pas de référent, tout système de référence est perdu. Je parle de la perte de la perspective historique — en terme d’économie et de pouvoir, pas de libération ou de rêve de changement du monde — et ça pèse sur nous qui avons un certain âge, mais aussi sur la jeunesse je pense. J’habite ce quartier, le quartier des gens racistes et des drogués, alors il y a des incidents de temps en temps. Sur mes escaliers, je trouve une fille morte, ou des gens dans un sommeil comateux, ou des bagarres... Juste à côté, il y a deux clubs où il se passe de tout, et quand ils sortent, certains sont comme des animaux alors il peut arriver n’importe quoi ! Il y a quelques jours, je suis sorti assez tard car j’écrivais, un groupe juste derrière moi me regardait, m’ayant reconnu. L’un d’eux s’avança vers moi, manifestement dans un état avancé. Il a fait un geste, formant un rectangle avec ses doigts comme pour cadrer une image de cinéma, et m’a regardé. Puis il m’a dit : « Qu’est-ce que tu peux me dire ? ». En effet, il avait raison, je n’avais rien à dire.

A. K. — Vous avez revisité le XXe siècle à travers vos films, et vous avez fini par dire que c’était comme si rien n’était arrivé, que l’humanité n’avait rien apprit et n’apprend rien, qu’elle répète et conduit d’une catastrophe à l’autre. Vous avez cité la Bosnie, le Kosovo, l’Irak, l’Afghanistan... Et que ce qui reste est la souffrance.

T. A. — Je suis né en 1935 et j’ai traversé pas mal de choses. Mon premier souvenir date de quand j’avais cinq ans. Mon premier son : les sirènes de la seconde guerre mondiale, la guerre avec l’Italie mussolinienne. Ma première image : je me rappelle les gens qui sont sortis à cinq heure du matin, tous réveillés. J’étais tout petit et je regardais, mes parents sont sortis comme les autres, et je voyais tous ces gens, la nuit, à cinq heure du matin. Ça, c’est la première image, les sirènes, les gens dans la rue, inquiets. J’avais peur. La deuxième image, c’était l’entrée des Allemands dans Athènes. Après, il y a tout eu : la première guerre civile dans Athènes... Dans la rue où j’habitais, il y avait la gauche et la droite, la guerre, les morts, les uns, les autres, mon père arrêté, emmené pour être exécuté en dehors d’Athènes... Ma mère et moi l’avons cherché plus tard parmi les cadavres. Puis un jour, il est revenu. Je jouais avec d’autre enfants, avec les douilles, les restes de la guerre. De loin, j’ai vu mon père qui revenait, les habits délabrés, sans souliers. Ma mère a couru vers lui. Ces deux personnes au milieu de la rue : ma mère en noir parce qu’on croyait qu’il était mort, mon père en haillons. Et puis une soupe à la maison, où personne ne parlait. Ça, c’est le début de La Reconstitution, mon premier film, que j’ai vécu personnellement ou qu’on m’a raconté de tout près, l’histoire de ma famille, etc. C’est toujours comme ça, ou parfois des gens que j’ai rencontrés m’ont raconté leur histoire. Donc malgré le fait qu’il peut sembler que j’invente tout à fait, je pense que je viens de vous expliquer que je n’inventais presque rien.

A. K. — Pourriez-vous expliquer la différence des notions du temps qui apparaît à l’intérieur de vos films ? Souvent, des gens deviennent totalement immobiles pendant que l’action se déroule, comme si au sein d’un temps commun, le temps s’arrêtait pour les uns, continuait pour les autres, et repartait de manière un peu différente pour chacun.

T. A. — Peut-être que si j’ai apporté quelque chose au cinéma, c’est ça : une problématique du temps, du temps comme temps cinématographique, mais du temps en général aussi. La notion du temps : passé, présent et futur, pour moi, n’existe pas. De ce point de vue, je suis un peu asiatique. Pour eux, tout est présent, et pour moi aussi. Je pense que toutes les tentatives de donner une définition du temps sont très poétiques, et c’est tout ce qu’on peut dire. Quand les Grecs anciens donnaient une définition du temps, il y avait plusieurs définitions, et c’était toujours de façon très poétique. Je ne crois pas qu’on puisse donner d’autres définitions du temps. J’ai toujours eu l’impression que le temps était entouré d’un passé, et qu’au fond de cette sensation du temps, il y avait aussi un côté futur, juste une respiration. J’ai toujours eu une très bonne relation avec le Japon et les Japonais, et des cinéastes comme Aki Kurosawa ou Nagisa Ōshima. Un jour avec Nagisa, nous sommes allés dans la maison d’un ami commun, dont la femme, notre amie aussi, était morte un an avant. On s’est assis pour manger, et j’ai vu qu’il a prit le plat et s’est levé pour le donner à la photographie de cette femme, comme si c’était elle qui devait manger en premier.

K. L-B. — Ils ont effectivement cette tradition d’offrir les choses d’abord aux ancêtres avant de les recevoir pour eux, dans leur culte des ancêtres…

T. A. — Oui, Nagisa avait apporté son nouveau scénario et il l’a laissé à la photographie de cette femme pour qu’elle soit la première à le lire. Donc pour eux, la femme était présente. Je ne peux pas bien décrire leur comportement, mais c’est ce comportement qui montrait que la femme était présente. Il y avait une co-existence de la vie et de la mort, du passé et du présent, peut-être aussi du futur parce que le moment d’après, un millième de seconde, était le futur qui n’était pas encore lisible, mais qui pesait sur le passé et le présent, sur le temps. À ce moment, j’ai compris que j’étais asiatique du point de vue de la notion du temps.

A. K. — Vous avez dit qu’à travers vos films vous écriviez des choses que vous n’arriviez pas à vivre. Est-ce un prix à payer ?

T. A. — Bien-sûr ! Croyez-vous que les mots qu’on écrit dans une scène d’amour, dans un film, on puisse les dire de la même façon accomplie quand on les adresse à une femme ? Il y a toujours un côté maladroit dans la vie, une petite maladresse qui rend humain, quelque chose qui n’arrive pas à être accompli du point de vue esthétique, dramaturgique. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais c’est sans doute pour ça qu’on a besoin de l’art pour nous donner quelque chose en plus de notre vie : pas une idéalisation de façon banale, mais un accomplissement, une profondeur donnée. C’est ça le dialogue avec l’art, découvrir, sentir, aller au-delà de quelque chose qu’on ne peut pas vivre.

A. K. — Pour terminer, pourriez-vous évoquer votre dernier film sur lequel vous travaillez actuellement ?

T. A. — La Poussière du temps se termine le premier jour du XXIe siècle, ou plutôt le dernier soir du XXe siècle, au petit matin. La dernière scène se passe à Berlin, quand la ville n’est pas encore réveillée, et la neige tombe sur cette ville qui dort encore. C’est le nouveau siècle qui commence, et la neige tombe sur le passé, le présent, sur les morts et les vivants, sur l’univers. C’est une ouverture indéfinie, inconnue, c’est un futur, mais un futur qui n’a pas encore d’image.

À la fin, Theo Angelopoulos termine notre conversation par un clin d’œil à Federico Fellini :
« Je ne suis pas sûr que tout ce que je vous ai raconté a réellement existé, ou si je l’ai inventé ».