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Entretien – Musique
Olivier Messiaen
Rencontre
Entretien inédit avec le compositeur Olivier Messiaen (1908-1992), réalisé en février 1988, par Arthur Kopel.
Arthur Kopel — « Le coup de dés » de Mallarmé a eu, jusque chez le musicien, une influence fortunée. Cette conception du hasard où toute pensée émet un coup de dés est devenue un élément essentiel pour certains musiciens. Quelle est votre relation avec l’idée du hasard ?
Olivier Messiaen — Je ne me suis jamais occupé du hasard, c’est Iannis Xénakis qui en est le spécialiste, et il l’a calculé. Mais pour moi, le hasard calculé n’est plus un hasard, alors si le regarde ainsi, le hasard n’existe pas. Beaucoup de musiciens se sont occupés de l’aléatoire, ce n’est pas tout à fait du hasard, c’est une construction dans laquelle on laisse une grande liberté d’invention à l’interprète. Personnellement je n’ai jamais fait d’aléatoire non plus. Dans mon opéra Saint François d’Assise, dans le Prêche aux oiseaux, le sixième tableau, au moment où il y a un concert d’oiseaux, le chef-d’orchestre ne bat la mesure exacte que pour les xylophones et les cordes. Les autres musiciens partent dans la nature. Ce n’est pas un aléa, leur musique est entièrement écrite, mais ils n’ont pas le même tempo que l’orchestre. Certains instruments : les trois ondes Martenot, le cor solo, la trompette, le glockenspiel... ont leurs tempi propres. Le chef leur fait un signe pour partir, un signe pour s’arrêter. Cela fait donc six, sept, ou huit tempi superposés, pendant que l’orchestre, lui, a le vrai tempo. Il y a peut-être un hasard ou un aléatoire dans les rencontres entre ces instruments et l’orchestre... mais tout ce qu’ils font est écrit.
En tant que chrétien, mon opinion est que le hasard n’existe pas du tout... et que la Providence a tout prévu, qu’elle soutient tout, et que si elle ne soutenait pas, il n’y aurait plus rien.
A. K. — Dans les Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité pour orgue, vous avez établi une correspondance entre les lettres de l’alphabet et les notes de musique, à partir de la notation allemande. Après ce travail d’équivalence, vous avez tenté d’interroger le ou les noms de Dieu, et entrelacé ce questionnement de chants d’oiseaux. Pourquoi avez-vous ressenti la nécessité d’un langage à déchiffrer, ou d’une langue sacralisée déjà ?
O. M. — Il ne s’agit pas seulement des lettres de l’alphabet. Il y a en effet les lettres auxquelles correspondent des sons. Pour le départ, j’ai pris une notation allemande. Après, j’ai poursuivi en classant les notes et les lettres par ordre phonique, c’est à dire que j’ai pris les « sifflantes », les « labiales », etc, et que je leur ai attribué à chacune un son. Mais je n’ai pas attribué que des sons à ces lettres et à ces phonèmes, je leur ai donné aussi une durée. Et comme je voulais créer une espèce de langage qui soit compréhensible, j’ai posé aussi des cas, comme en latin, c’est à dire qu’avant chaque emploi d’un mot avec les lettres qui sont devenues des sons, il y a un petit thème mélodique qui dit : ceci est un génitif, ceci est un accusatif, un nominatif... ce qui fait que l’on voit l’emplacement du mot dans la phrase. Et cela m’a permis de supprimer complètement tout ce qui est inutile et ce qui encombre la langue française : les adverbes, les prépositions...
Je n’y attache pas plus d’importance que cela en a. Cela m’a amusé de le faire à cette époque, maintenant je ne le fais plus.
A. K. — Dans votre livre Technique de mon langage musical, vous énoncez la mélodie comme point de départ du travail musical, et curieusement, j’ai la sensation que vous ne la forgez pas, que vous la recevez. Je prendrai en exemple les centaines de chants d’oiseaux qui apparaissent dans vos œuvres, ou l’établissement d’équivalences avec la couleur...
« La mélodie est le point de départ », et pourtant elle semble provenir d’un déchiffrage du monde. Tout se passe comme si elle était l’origine même, et que vous ne vouliez pas lui donner une image faite par vous.
O. M. — Vous tranchez les choses avec beaucoup de rigueur. En fait il y a deux espèces de mélodies dans ma musique. Il y a en effet des chants d’oiseaux, que je prends en dictée tout simplement dans la nature, et qu’ensuite j’essaie de reproduire. Mais ce que je fais n’est pas une reproduction exacte, il s’agit plutôt d’une recréation : pour rendre les timbres, je suis obligé d’inventer un accord par note, ce qui demande une énorme travail. J’essaie aussi de rendre les contrepoints de plusieurs oiseaux entre eux, ce que je ne peux pas écrire simultanément dans la nature... Je le fais plus tard, sur le papier. Ce que j’écris n’est pas alors véritable, par ce que ce n’est pas ce que j’ai entendu, mais c’est vraisemblable, c’est ce que je mets ensemble sur le papier : des oiseaux qui ont chanté dans le même biotope, au même moment.
Voilà pour les chants d’oiseaux. En ce qui concerne les lignes, les thèmes mélodiques, ne croyez pas que cela vient d’en haut, tout à coup ! Au contraire, ce sont des thèmes très longuement cherchés et longuement travaillés. Par exemple, le thème mélodique du Jardin du sommeil d’amour de la Turangalîla-Symphonie, je l’ai cherché pendant des semaines. C’est une phrase toute simple, mais j’ai eu beaucoup de mal à la trouver, justement pour qu’elle soit simple.
A. K. — Votre engouement pour les oiseaux vous a porté vers l’ornithologie et, sur le plan musical, à en donner des descriptions, à évoquer leurs mouvements ou la courbe de leur vol, à transcrire leurs chants, et enfin, à tenter une description du paysage dans lequel ils évoluent. Un de vos exégète a dénombré 321 oiseaux dans l’ensemble de votre œuvre, plus un, que vous n’avez pu identifier scientifiquement mais dont vous avez gardé le chant sous le nom de oiseau de Persépolis. Vous avez dit, dans Technique de mon langage musical, que « leurs contours mélodiques, ceux des merles surtout, dépassent en fantaisie l’imagination humaine, en employant des intervalles non tempérés plus petits que le demi-ton... »
O. M. — C’est une passion, ça ne s’explique pas, c’est comme lorsque que vous êtes amoureux. J’ai commencé à noter, d’abord très mal, j’avais 18 ans. Et puis, comme j’avais honte de mon ignorance, j’ai pris des leçons dans des promenades dirigées, sur le terrain, avec un ornithologue de métier, et je suis arrivé à mieux noter, et surtout à savoir quel était l’oiseau qui chantait, quelle était la couleur de son plumage, quel était son nom, pourquoi il chantait... Parce que pour moi, les oiseaux sont des voix. Je ne vois rien que le papier à musique sur lequel j’écris en dictée, et j’entends seulement. Il faut que je sache quel est l’oiseau qui s’adresse à moi.
Les chants d’oiseaux sont une passion. Évidement, cela m’a donné un matériau musical extraordinaire. Sachez que je ne suis pas si calé que j’en ai l’air. Il y a dix mille espèces d’oiseaux dans le monde, et je ne peux en reconnaître à l’oreille, sans hésitation, qu’une cinquantaine en France, quelques-uns aux États-Unis, spécialement dans l’Utah, une vingtaine au Japon, et enfin deux d’une île proche de la Nouvelle-Calédonie. Ce sont même les oiseaux les plus extraordinaires du monde, ils m’ont donné des thèmes pour mon opéra sur Saint François d’Assise. Par exemple quand mon ange entre en scène, il est toujours accompagné ou précédé par la fauvette gérygone, qui est une petite fauvette qui fait du staccato comme un piccolo et qui se trouve dans cette île, l’Ile des Pins.
A. K. — Peut-on considérer que les oiseaux constituent un interstice du monde à partir duquel vous pourriez le questionner ?
O. M. — En réalité, les oiseaux chantent pour faire acte de propriété, et dire que la femelle est à eux, que le terrain est à eux, que la branche est à eux. Deuxièmement, ils chantent pour séduire. Le mâle chante pour séduire la femelle - généralement il y parvient parce qu’il chante très bien -. Et troisièmement, et c’est le plus beau parce que ce sont les chants les plus gratuits et les plus artistiques, l’oiseau chante, le mâle chante, pour saluer la lumière naissante et la lumière mourante, donc au lever et au coucher du soleil.
A. K. — La vision, le regard, semblent tenir une place importante dans votre travail. Ainsi les Vingt Regards sur l’enfant Jésus ou les Sept Haïkaï qui semblent des visions en éclairs. Pouvez-vous évoquer ces regards ?
O. M. - Dans le cas des Sept Haïkaï, j’avais fait un voyage au Japon avec ma femme il y a une vingtaine d’années et c’était un voyage d’amour aussi. Nous étions enthousiasmés par ce pays merveilleux, et c’est en souvenir de ce voyage que j’ai écrit les Sept Haïkaï, ce qui veut dire poème très court, en trois vers. J’ai essayé d’évoquer, en des pièces très courtes, ce que j’ai aimé au Japon : les oiseaux, les paysages, et même la musique sacrée comme le Gagaku.
Les Vingt Regards sur l’enfant Jésus sont une méditation religieuse essayant de scruter les aspects de l’un des mystères du Christ, en l’occurrence la Nativité. J’ai essayé de voir le mystère sous tous ces aspects, en pensant d’abord au regard sacré qui se pose sur l’enfant Jésus : le regard du Père, puis le regard du Fils sur Lui-même, le regard du Saint Esprit, et puis le regard des personnages merveilleux qui entouraient cette Nativité : la Sainte Vierge, les bergers et les mages. Enfin, j’y ai mis aussi tous les personnages symboliques comme l’Étoile, comme la Croix, comme les Hauteurs, comme le Silence...
A. K. — Du sixième tableau de votre opéra Saint François d’Assise, le Prêche aux oiseaux, vous avez dit que vous aviez repris le principe de base des rythmes indiens dont les temps sont inégaux en durée, tout simplement parce qu’ils vous semblaient le plus en accord avec le monde naturel. Vous énonciez ensuite que deux fleurs, deux arbres ne sont jamais identiques, symétriques. [1] Parlez-vous de la dissymétrie dans les même termes que Roger Caillois, comme vecteur de dynamique et de tatonnement de ce qu’il appelait « le drainage de toutes les énergies éparses », pour les composer ? [2]
O. M. — En ce qui me concerne, je pense que la symétrie est une invention humaine, et que dans la nature tout est asymétrique. Si vous regardez par exemple les ondulations de la mer, il n’y a pas une vague qui ressemble à une autre. Si vous regardez les branches d’un arbre, il n’y a pas une branche qui ressemble à une autre. Tout est asymétrique et le rythme lui-même est basé sur l’asymétrie. Dès que vous avez de la symétrie, vous tombez sur une marche militaire, donc quelque chose qui est absolument anti-rythmique et anti-humain.
A. K. — Pourquoi avoir attendu si longtemps pour un opéra ?
O. M. — C’est parce que je n’étais pas doué. J’adorais le théâtre. Tout enfant j’ai joué les rôles de Shakespeare pour un seul spectateur qui était mon frère. Et j’aimais encore plus le théâtre musical. Dans ma classe du Conservatoire, j’ai analysé surtout des opéras. Mais je pensais que je n’étais pas capable de réussir un opéra, et d’ailleurs je pensais la même chose de tous mes confrères. L’opéra est un genre très difficile. C’est parce que Rolf Liebermann a insisté que j’ai entrepris cet énorme travail et que je m’y suis complètement donné.
J’étais passionné, et j’ai travaillé pendant huit ans... Pendant huit ans, debout devant une table, parce que je ne pouvais pas m’asseoir à cause des grandes pages d’orchestres... J’avais la contrebasse contre mon ventre et le piccolo de l’autre côté de ma table... J’ai été passionné par ce travail.
A. K. — Quel est votre engagement face à l’apparition de la technologie dans le domaine musical ?
O. M. — Le vingtième siècle n’a connu qu’une grande invention, c’est la musique électro-accoustique. Cela a changé le concept musical. Même les compositeurs qui n’en font pas ont changé depuis, moi le premier.
A. K. — Et pour finir, la fascination des étoiles...
O. M. — J’ai toujours aimé l’astronomie. par la distance à laquelle nous sommes confrontés, cela nous donne une grande leçon d’humilité. Le Créateur était avant toutes ces choses terribles. Cela me rend encore plus terrifié, encore plus humble.